La tanière VS la part animale

Film clash :

THE DEN (la tanière) – Alain Della Negra et Kaori Kinoshita (2008)
LA PART ANIMALE – Sébastien Jaudeau (2006)

A ma gauche THE DEN, court-métrage documentaire sur une communauté de furries, ces hommes-animaux suburbains des Etats-Unis qui se regroupent dans des pavillons-terriers pour y vivre pleinement leur nature de bestioles. A ma droite LA PART ANIMALE, long de fiction sur la déliquescence d’un couple rural, dont le mâle, à longueur de journée, est condamné à branler des dindons en batterie devenus trop gros pour s’accoupler.
Deux films cinétranges, donc, dont le clash permettrait de causer animalité et sapiens sapiens, société et sauvagerie, civilisation, pulsion et saillie. Alors qu’en fait, non. On va juste parler geeks et cinéma de genre.

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THE DEN fait partie d’une galaxie de travaux d’Alain Della Negra et Kaori Kinoshita autour de la porosité des mondes virtuels. Ils y suivent des fans de Sim’s, des accros de Second Life, des BDSM de Gorée : autant de communautés de barjots premier degré, dans lesquelles une confusion délibérée est entretenue entre les acteurs et leurs masque.
Malgré l’étrangeté première des pratiques, on peut reconnaître dans cette frange de population en état de rêve auto-induit, l’archétype états-unien du fan de comic à t-shirt superman déjà moqué dans les années 70. Ou le trekky à oreilles en plastique des 80’s. Ou encore, le vampire dandy d’une obscure Camarilla du fin fond du Midwest… Il s’agit toujours de la recréation d’un lien social autour de structures imaginaires, ouvertes à la fois à ceux qui voudraient s’y reconnaître et totalement indifférentes au jugement extérieur. Rien de nouveau sous le soleil, en apparence. Juste un cran au-dessus.
Que s’est-il passé depuis les années 80, où l’on riait des lecteurs de pulps, maltraitait le boutonneux qui programmait sa calculette et considérait les rôlistes comme des sectateurs ou des suicidaires ?
Bill Gates est devenu l’homme le plus riche du monde. Le superhéros américain a viré genre mainstream. Le Seigneur des Anneaux a été adapté au cinoche par un geek, pour les geeks. Les meilleures ventes de livres sont toutes détenues par des bouquins de genre (de Potter à Gaiman en passant par l’ésotérique Dan Brown). Star Wars, Blade Runner, Alien sont passé de la référence marginale, à la borne dans l’histoire d’un medium. De Twilight à True Blood, les vampires sont revenus, quinze ans après Anne Rice, avec cent fois plus d’audience. Et les critiques sérieux, après avoir encensé le western spaghetti, se penchent désormais sur le giallo avec autant de retard que d’enthousiasme. En quatre mots : les geeks ont gagné. C’est eux, désormais, qui tiennent les rennes.

Et la virtualisation a bon dos : ce qui pousse les furries à quitter l’humanité, les goréens à régresser dans leurs relations sociales, les sims-maniaque à ne plus vivre que dans leurs fantasmes de Monsieur Bricolage, c’est moins l’avancée de la technique, que la poursuite d’un rêve qui leur échappe. La condition d’existence d’une communauté marginale est le mode de vie étrange, étranger : plus le bizarre se banalise, plus il faut aller loin pour passer la frontière de la transgression. Faire ce que même des fans de Cameron ne feraient pas.
Leur quête recueille, au passage, des bouts d’utopies crevées en chemin, libération sexuelle et vie en communauté, reconstruction de la personnalité, tolérance universelle – au sein du paradigme artificiel (“je suis renard mais je te respecte mon frère la loutre”)… La frontière entre grandeur-nature et rêve éveillé est ténue et ce que cachent ces structures sociales parallèles pas toujours ragoûtant, une fois le discours décapé.
Mais ce qui reste totalement fascinant, c’est la puissance poétique de ces communautés, qui parvienne à un au-delà de la normale malgré une société spectaculaire déjà saturée de narration, dans laquelle la consommation de récits fictifs est survendue. Ces caissiers à serre-têtes fourrure et queue cousue au jogging ne rêvent pas, mais vivent leur bizarre mish-mash de tooneries, d’armes en plastiques, de partouzes poilues et de SPA. Ca n’est pas la maladie, un symptôme à peine, la mise à nu des forces souterraine qui travaillent nos cultures.

LA PART ANIMALE est ailleurs, sur un tout autre versant.
C’est un film de fiction campagnarde, dans ce genre réaliste que la France affectionne, avec des dialogues approximatifs, grommelés à la lisière de l’audible par des acteurs mal calés. Il y a de l’adultère, des relations envenimées, des pressions sociales. De la boue dure dans les chemins creux et des feuilles qui frissonnent contre le vieux mur. Il y a aussi, surtout, une ambiance fantastique, une contamination du monde par les cauchemars, cet univers du non-dit qui n’apparaît jamais explicitement, mais qui sourd dans la peinture du monde par les interstices du montage image et les débordements du son.
Sébastien Jaudeau fait un premier film derrière Dumont et Grandrieux, derrière Trier, aussi, Haneke. Une génération de cinéastes pour qui il n’existe pas vraiment de limite entre réel et fantasme, pas de discontinuité entre pseudo objectif de l’image-telle-qu’elle-est et subjectivité assumée de l’image-ressentie. Une idée discrète, souterraine mais puissante, qui court sous Desplechin, sous Renais avant lui, qui est déjà dans Le Sang des Bêtes et chez Vigo, pour ne causer que de France. Une poésie souvent sombre, la recréation (représentation) d’un réel réaliste qui contient, pour se tenir, les dérapages du songe, de la folie, de l’indicible.

La montée en puissance de ce courant, dans l’indifférence, voire le déni général (qui, dans la critique, a relevé qu’Un Prophète d’Audiard était un film fantastique ?) est parallèle au succès croissant du cinéma de genre promu comme tel. Le bis est devenu le mainstream, le z a viré bis, Avatar récapitule le tout et devient un carton planétaire. Ce fantastique montré, explicite, mis en scène à grands frais de numérique, caméra tourbillonnantes, matte paintings à l’aérographe, est devenu référence. Il avance accompagné de la petite musique du rêve, retrouve-le-chemin-de-ton-enfance, quitte-cette-triste-réalité-des-mundanes et cherche-dans-ton-cœur-le-secret-de-ta-joie. En somme, le fantastique a viré sa cuti : il s’est fait pragmatique, commercial, programmatique. Il a rejoint l’art le plus pompier, nous offrant une copie cheap de notre monde, métaphore signifiante vendant sa soupe en sous-main. Du virtuel au rabais : un sous-réel numérique, calibré à de deux heures vingt, qui ne peut que rassurer par la netteté de ses archétypes.

En comparaison, LA PART ANIMALE ne nous enseigne rien, ne cache pas de révélation. Le film ne titille que ce que l’on sait sans le savoir : que la mort existe, que la nature est une énigme et la beauté fugace. Que quelque chose, dans notre rapport à la technique, est la source d’une intime souffrance. Que l’on ne s’identifie pas toujours à qui l’on devrait.
Il le fait sans prestidigitation, sans toucher à l’image, sans rien recréer, mais en exploitant le médium-même, continuité des séquences, masses de couleurs, présence ou non du son. Jaudeau n’est pas un expérimentateur forcené et tout reste très net dans son film, très classique. Il n’y a pas non plus de symboles, de schéma théorique. On travaille dans le ressenti et c’est l’agencement des pièces qui perce les trous dans sa narration : la minutie de la combinaison et du montage. Ce qui fait, en somme l’essence du cinéma.


A ma gauche, des rêveurs, poussés toujours plus loin par la fantasy-mania de notre époque, rendent explicites les rêves enfouis pour les formuler et les jouer. A ma droite, des cinéastes, réfléchissant à la forme de leur art, descendent au plus près du réel pour y mettre en scène ces mêmes songeries. Le fond bouillonnant est le même dans les deux cas, inaccessible par le discours. THE DEN et LA PART ANIMALE en sont des ombres clignotantes.

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