Vers l’autre rive, de Kiyoshi Kurosawa

Ce qui frappe dès les premières images c’est bien avec quelle grâce et simplicité Kiyoshi Kurosawa introduit son récit sans pathos ni explication pesante. Yusuke, après 3 ans d’absence, revient auprès de Mizuki. Sauf qu’il est mort. Cette donnée est amenée avec une évidence qui caractérise les grands films. Les fantômes peuplent le cinéma du japonais depuis la découverte de ses films très sombres  à la fin des années 90- début 2000 comme Cure ou Kaïro.

Jusqu’ici, ses spectres ont toujours été des figures inquiétantes, des enveloppes floues et anxiogènes contaminant le monde des vivants pour les confronter à leur mal être ou à un dysfonctionnement de la société. Yusuke est une présence fantomatique réintégrant son univers domestique comme si de rien n’était, comme s’il revenait d’un voyage après une longue pause. Et Mizuki accueille son arrivée avec une émotion rentrée, sans être terrifiée et surprise. Détail amusant : elle lui demande d’enlever ses chaussures à l’intérieur de la demeure. Cette manière d’intégrer l’élément surnaturel dans un environnement rationnel, organisé selon des règles et des conventions strictes, est très touchante, et surtout, constitue le point de départ d’une des plus belles histoires d’amour vue sur un écran depuis très longtemps.

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Yusuke embarque Mizuki dans un voyage à rebours à la rencontre de gens qu’il a croisés durant ces trois dernières années. Mizuki, à travers ce périple initiatique, va découvrir un homme qu’elle ne connaissait pas. Elle va voir chez lui des talents hors-normes, une sensibilité et une culture inédite. On ne connaît jamais vraiment la personne avec qui l’on vit. Le cinéma américain s’en est fait une spécialité mais d’une manière négative. Ici, le point de vue est solaire, empli d’un optimisme inédit chez le cinéaste, tempéré par une mélancolie tout en non-dit. Le dentiste terne et infidèle  avec qui elle a vécu toutes ces années est en fait un homme bon. Il ne s’agit pas de rachat, mais d’autre chose, de plus intime, d’enfouie en chacun.

Les morts rencontrent les vivants mais aussi d’autres morts qui, parfois, ignorent qu’ils le sont. Kurosawa se refuse à toute explication, à toute pensée pré-mâchée à coup de formules et de lourdeurs symboliques pour nous immerger littéralement au cœur d’un récit onirique et poétique, point de rencontre entre les morts et les vivants.

Vers l’autre rive est l’œuvre sublime d’un artiste en paix avec lui-même, réconcilié avec ses propres démons et angoisses. Un mysticisme céleste traverse ce splendide road movie élégiaque très loin de la tentation new-age de pacotille. Kurosawa n’a pas besoin d’effets grossiers pour basculer dans le fantastique, tout son cinéma se glisse naturellement dans le genre sans que l’on y prête une quelconque attention. Le surnaturel est constamment autour de nous comme une évidence omnisciente. Il contamine sans arrêt le réel, le déforme et l’étoffe d’un apaisement inattendu.

Le récit bouleverse pour une raison très secrète. Il touche du doigt ce qui nous anime, nous vivants, lorsque l’on perd un être cher. Non pas pour agiter les vieilles idées sur le pardon ou pour pouvoir dire un dernier « au revoir »,  mais tout simplement pour recommencer un bout d’histoire ensemble, accepter les erreurs de l’autre, découvrir aussi ce que nous ignorions sur sa personnalité. Refaire un peu de chemin à deux dans un temps déterminé mais précieux. Pour accepter enfin l’impossible deuil, ce spectre qui hante vos nuits.

Non dénué d’humour (voir le cours magistral très drôle et pédagogique sur la théorie de la relativité) et traversé par une émotion constante, Vers l’autre rive est un magnifique mélodrame insensé et cosmique, qui parvient, miracle, à remuer la tête et le cœur, comme s’il ne s’agissait au fond que d’une seule entité. L’intelligence au service de l’émotion et vice versa. Kurosawa invente une sorte de cinéma théorique sensitif, à fleur de peau, dans lequel il déploie ses thèmes de prédilection avec une simplicité confondante.

L’irradiante beauté du film est inextricablement liée à sa mise en scène épurée et précise qui déploie des trésors d’ingéniosité à travers une maîtrise absolue de l’espace et du temps. On retrouve son goût du cadre dans le cadre, cette façon si particulière d’inscrire les personnages dans un environnement donné et d’arriver à le faire vivre intensément par de petites touches, des détails insignifiants. Le découpage filmique d’une folle justesse envisage une fluidité entre les apparitions et disparitions, les connexions entre les vivants et les morts.

Et puis, il y a cette lumière qui respecte les rythmes naturels. Elle inonde le cadre et crée des émotions inédites à elle seule. Quand, au sein d’un même plan, les nuances de couleurs changent, les reflets varient, un léger frisson parcourt votre corps sans que vous ne sachiez trop pourquoi. On appelle ça la grâce ? Ou le génie ? Le jury à Cannes ne s’y est pas trompé puisque le film est reparti avec le prix  de la mise en scène dans la section un certain regard. Mais sa place était en sélection officielle.

Peu importe au fond, Vers l’autre rive est un pur film romantique, un vrai de vrai qui s’assume pleinement, mélancolique et lumineux,  doublée d’une réflexion pétrie de tendresse et de tristesse sur le couple, l’un des plus vieux sujets du monde mais sur lequel il y a tellement à dire. Et Eri Fukatsu et Tadanobu Asano, parfaits tous les deux, forment un couple unique, charnel et mystérieux.

(JAP-2015) de Kiyoshi Kurosawa avec Eri Fukatsu, Tadanobu Asano. En salle depuis le 30 septembre

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