Nos funérailles, d’Abel Ferrara

Quand Ferrara réalise Nos funérailles (The funeral), il est à son sommet. Il sort de quatre ou cinq chefs-d’œuvre consécutifs, parmi lesquels on peut citer The king of New York, Bad lieutenant, Snake eyes et The addiction.

Film de rupture et annonciateur d’une veine plus introspective et difficile d’accès, il s’empare d’un  genre ultra-codifié, le film de gangsters, pour livrer sa vision du monde désespérée, fataliste; un désenchantement mélancolique qui n’a  que peu d’équivalent dans le cinéma contemporain.

Cette cruelle descente aux enfers (mais s’agit-il d’une descente ? ne somme nous pas plongés directement au cœur de l’enfer sur terre ?) s’ouvre donc par des funérailles. Johnny (Vincent Gallo, très sobre), est assassiné dans des circonstances encore inexpliquées. A son chevet : ses deux frères, Ray et Chez, qui semblent, au-delà du deuil, développer en eux  un fardeau insupportable. Ce n’est pas la joie de vivre qui les étouffe. A leurs côtés, les silhouettes irradiantes de leurs femmes ne jurent que par le pardon. Mais la soif de vengeance est inéluctable, non comme un désir, un besoin cathartique, mais comme une nécessité liée à une tradition familiale impossible à esquiver.

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La tragédie familiale se déroule sous nos yeux dans un mélodrame au lyrisme sec, construit sous forme d’aller et retour entre passé et présent, confirmant la maîtrise narrative de l’auteur de L’ange la vengeance. Cette puissance du récit  est sublimée par une mise en scène d’une beauté inouïe : les images sombres et oppressantes du chef op Ken Welsh et  la fluidité du montage (ah ces beaux fondus enchainés) instaurent un climat claustrophobe  très cohérent.

La finesse du scénario écrit par Nicholas Saint-John, délesté de toute fioriture et histoires annexes, permet à Ferrara de concentrer ses thèmes majeurs (l’auto-destruction, la foi, la mort, l’absurdité de l’existence) sur une durée ramassée d’une heure trente cinq. Rien à voir avec les fresques baroques que sont Le parrain, Scarface ou Les affranchis.

Ferrara fuit le spectaculaire, les scènes d’action virtuose à la Scorsese ainsi que les enluminures rococo du cinéma rétro (l’action se déroule dans les années 40),  pour rester au plus près de ses personnages. Il créé ainsi une connivence avec le spectateur, happé par une ambiance mortifère. Au fond, Ferrara contemple avec beaucoup d’empathie ses gangsters, comme des vampires décadents. A une différence près : ils sont mortels. Pire, la mort, ce fardeau nécessaire,  est autour d’eux, contaminant leur chair et leur âme.  Coincé dans un  univers de tradition, d’honneur et de foi, leur vie dérisoire ne tient plus qu’à un fil.

Aspiré dans un environnement voué à une violence addictive, les frères Tiempo ne pensent qu’en termes de vengeance. Ils ne peuvent envisager le pardon, qui  leur est interdit. Ce sont des âmes damnées, coupables dès la naissance, ou du moins le pensent-ils. Ray est obsédé par le fait de retrouver le responsable de la mort de son frangin. Quant à Chez, il est atteint d’un mal héréditaire, celui de la folie de son père.

Johnny, enfin, que l’on découvre dès les premiers plans dans  une salle de cinéma en train de visionner un classique avec Bogart, puis dans un cercueil, cherchait une échappatoire à son destin tout tracé. Il se rapprochait des mouvements syndicalistes et des communistes. Mais s’affranchir de sa condition est un leurre pour Abel Ferrara, qui déroule une vision du monde d’une noirceur infinie.

Heureusement, pour tempérer ce drame familial sans issue, où les hommes sont victimes d’une maladie obsessionnelle, les femmes sont présentes, fragiles mais fortes, seules lueurs de bonté et d’espérance. Esquissées comme des silhouettes furtives, incarnant une forme d’espoir. Pas besoin de grands discours. Avec un génie de l’épure et du sens de l’observation, Ferrara dresse trois portraits de femmes splendides : Helen (l’oubliée Gretchen Moll) porte en elle la souffrance de la mort de son mari Johnny. Jean, la femme de Ray, ne cesse de lutter contre les penchants violents de cette famille de dingues et tente de les orienter vers le pardon. Enfin, Clara, que l’on pourrait prendre pour une bigote illuminée avec ces crucifix et ces cierges qui étouffent sa demeure. Mais elle souffre avant tout du mal irréversible qui ronge de l’intérieur son mari Chez.

Évidemment, et tant pis pour le spoiler, tout cela finira très mal, dans un bain de sang  absurde et inévitable. Pas de rédemption ni d’expiation chez Ferrara. Juste de la souffrance. Beaucoup de souffrance. Et la mort. Toujours la mort.

Nos funérailles est une fresque minimaliste sortie d’outre-tombe, un film somme pour Ferrara surgissant  après toutes les batailles. Ou plutôt un film charnière entre le cinéma de genre qu’il pratiqua jusqu’à la moitié des années 90 et l’évolution future de son approche du 7ème art de plus en plus expérimental et austère. Cette déchirante plongée dans les recoins les plus sombres de la pensée humaine annonce la splendide deuxième partie de l’œuvre incomprise de Ferrara, du très Lynchien The Blackout jusqu’au bouleversant Pasolini en passant par le  poignant Mary, un des opus les plus sous-estimés de l’auteur.

Nos Funérailles est un chef-d’œuvre. Et on n’oubliera pas de sitôt le regard hanté de Christopher Walken qui a rarement été aussi hypnotique et intense.

Le film s’offre un joli lifting de la part d’un éditeur courageux Rimini qui a déjà sorti quelques titres mémorables (Le génie du mal de Richard Fleischer, Plus fort que le diable de John Huston.)

(USA/ITA-1996) de Abel Ferrara

DVD /BlU RAY édité par Rimini. Format : 1.85 (16/9). Langue : Anglais, Français (2.0). Sous titre : Français. Durée : 95 mn

Bonus : Interview de Abel Ferrara qui revient sur l’ensemble de sa carrière sans langue de bois ni provocation. Lucide et sobre !

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