Schizophrenia

Dans le petit monde du cinéma, il existe des films que l’on rêve de visionner depuis des lustres à défaut de les posséder, des objets pelliculés vantés par un entourage qui n’a cessé de vous rabâcher les oreilles comme quoi vous avez loupé une pierre angulaire du 7ème art. Dans les discussions cinéphiliques branchées, passer à côté de Schizophrenia est une hérésie. Demandez à Jan Kounen, Marc Caro, Gaspard Noé et toute la clique des réalisateurs  post-modernes ce qu’ils pensent de l’unique long métrage de Gerald Kargl. S’il ne devait y en avoir qu’un ce serait celui-ci.

Pauvre de moi ! J’ai bien eu sous les yeux la jaquette d’époque mais j’ai détourné le regard de cette pauvre VHS portant le titre du Tueur de l’ombre. Préférant sans doute foncer tête baisser sur Les rats de Manhattan, 2020 Texas gladiator ou encore Hysterical. Bref, il arrive que par inadvertance le cinéphage le plus averti  passe à côté de films essentiels ou jugés comme tels. C’est donc avec une curiosité de nouveau-né, que je m’apprêtais à déguster enfin Angst, avec un mélange étrange d’appréhension et d’excitation. La peur d’être déçu se disputait avec une réelle fascination pour les rares images que j’avais pu entrevoir sur le net.

Verdict : et bien quelle claque ! Une fois n’est pas coutume, le terme culte n’est absolument pas usurpé. La puissance formelle de Schizophrénia emporte tout sur son passage et transcende littéralement un récit morbide mais classique dans sa construction. Le prologue, tourné ultérieurement avec une équipe réduite, pour rassurer le producteur, narre à la façon d’un journal de bord, le parcours du personnage central, de son enfance à son incarcération  pour un meurtre gratuit. Jugé comme conscient de ses actes, il ne sera pas interné et purgera une peine de 10 ans de prison. Cette introduction, rajoutée postérieurement, est inutile et démonstrative. Elle ne fait qu’expliquer lourdement les motivations psychologiques des actes à venir alors que le film dévoile progressivement ce qui anime la psyché dérangée du tueur.

Angst débute vraiment à sa sortie de prison. Il n’a qu’une obsession en tête : tuer à nouveau. Il se réfugie dans une maison isolée et va s’en prendre aux trois résidents des lieux : une vieille dame malade, son fils handicapé moteur et à sa jolie fille.

Le scénario minimaliste  tient, il est vrai, sur une feuille de papier mais le traitement infligé est d’une telle force créatrice qu’il enterre définitivement tous les films consacrés à la personnalité d’un psychopathe, y compris des réussites exemplaires comme  Henry, portrait d’un serial killer de John McNaughton  ou Clean Shaven de Lodge Kerrigan. Véritable cauchemar mental dans le cerveau malade d’un schizophrène, Angst vous hypnotise pour ne plus vous lâcher vers un voyage au bout de l’horreur aussi fascinant que repoussant. Impossible de détourner les yeux devant les crimes horribles perpétués par le protagoniste principal. Comme si dès les premières images, on nous avait drogués pour rester scotchés devant un spectacle inconfortable. La voix-off est la première grande trouvaille de ce petit chef d’œuvre. Douce, envoûtante, réfléchie, elle est l’antithèse du corps hystérique, incohérent, en surchauffe, qui s’agite à l’écran, cette masse corporelle prise de convulsions et de panique perpétuelle. Et pourtant, cette voix et ce corps ne font qu’un. Cette utilisation d’une voix-off qui ne raconte pas ce qui se passe à l’écran mais à l’intérieur d’un cerveau malade provoque une forme d’empathie déroutante, un trouble psychologique opaque. Le choix drastique du réalisateur de réduire au minimum les dialogues ne laissant planer sur son film que cette voix intérieure, rend finalement subjectif tout ce à quoi nous assistons. D’autant que la mise en scène, aérienne comme dans un rêve éveillé, est d’une stupéfiante beauté, tranchant ainsi avec le réalisme complaisant du propos. Grâce à une utilisation  novatrice  de la louma, la caméra est en mouvement constant, et le recours systématique à la plongée provoque une atmosphère anxiogène, écrasante. La technique utilisée inédite sort tout droit de l’imagination  en ébullition du chef op. Zbigniew Rybczynski a utilisé un système de réflexions par miroir pour filmer Angst en entier. Cette expérimentation formelle nous gratifie de plans d’une incroyable audace et surtout jamais vu ailleurs. Un coup de génie qui apporte une distanciation métaphysique que ne renierait pas Stanley Kubrick. La caméra devient  une sorte d’espace mentale étouffant. La musique électronique de Klaus Shulze renforce cette ambiance irréelle et cauchemardesque. Gerald Kargl sonde de l’intérieur la folie d’un homme, livre au public ses pensées les plus noires mais aussi les plus humaines. La psyché malsaine de ce tueur pathologique finit par contaminer l’écran. On comprend la fascination opérée par ce film sur Gaspard Noé qui reprendra la même structure narrative pour Seul contre tous et l’aspect visuel pour Enter the void.

Enfin, un mot sur l’acteur principal, Erwin Leder,  qui semble être né pour jouer les dingues. Une composition hallucinante où le comédien  se mets à nu sans aucune retenue. Depuis, on l’a aperçu dans quelques machineries hollywoodiennes comme La liste de Schindler et Underworld.

(AUT-1983) de Gerald Kargl avec Erwin Leder, Edith Rosset

Audio : Français, Allemand. Sous-titres : Français. Son : Mono 1.0. Format : 1.77. Durée : 79 mn

 

Suppléments

Prologue (8 mn) : séquence tournée ultérieurement déjà mentionnée dans la critique

Entretien avec Gerald Kargl (27 mn) : L’entretien est dirigée par le sulfureux Jörg Buttgereit, le réalisateur sulfureux de Nekromantik. Gerald Kargl revient sur la genèse du projet, les difficultés de financement, les innovations techniques, les projets futurs etc. mais bizarrement omet quelque peu de parler de la violence extrême du contenu même si le problème de la censure dans plein de pays est abordé.

-Entretien avec Zbigniew Rybczynsk (29 mn): le chef opérateur évoque son travail en collaboration avec le réalisateur et décrit surtout les techniques innovantes de Schizophrenia, en particulier l’utilisation très spéciale des miroirs.

-Entretien avec Erwin Leder et le Dr Harald David  (26 mn) : le comédien principal et le médecin, expert en psychiatrie médico-légale, concentrent leurs échangent sur les manifestations de violence dans la société contemporaine, dans les arts et en particulier dans Schizophrenia (dixit  le descriptif au dos de la jaquette). Mais le questionnement de la violence dans le film est peu abordé. Le docteur axe sa réflexion sur un point de vue général du traitement médical et judiciaire de la folie homicide.

-Influences : Gaspard Noé, fortement imprégné par le film, revient sur la dimension visuelle du film et surtout sur la voix off  (la VF notamment que le réalisateur de Carne préfère). Et sans Schizophrenia, il n’est pas sûr que des films comme Seul contre tous ou Enter the void aient pu exister.

-Bandes annonces

 

Edité par Carlotta en Blu Ray et DVD

 

 

 

5 commentaires sur “Schizophrenia”
  1. une petite précision sur le prologue. il n’a pas été tourné par le réalisateur mais par le producteur avec une équipe très réduite. mieux vaut regarder le film sans en fin de compte et par curiosité se le taper après

  2. C’est vrai que formellement il est intéressant, c’est une sacrée prouesse technique. Par contre, si il s’agit de considérer le film dans sa totalité, le scénario est surtout construit sur une forme de racolage pathétique-grotesque, très semblable a ce que fait Gaspard Noé en particulier dans Irréversible. J’ajoute qu’il y a une sorte de prétention propre à de nombreux réalisateur à se servir d’une soi-disant possibilité d’entrée dans la tête de l’autre pour nous livrer ce jus de cervelle sous forme filmique. Un commentateur aurait-il remarqué une certaine similarité avec l’idéologie du vidéo-clip (qui débarque à la même date que ce film) a savoir: regarder ça et puis zappeur afin de conserver du temps de cerveau disponible…

  3. Il faudrait que nos experts le confirment, mais pour moi, ce que tu appelles “jus de cervelle” est au contraire une analyse assez fine d’un psychopathe. Il y a une cohérence dans sa folie et il répond simplement à des pulsions meurtrières.

    Ensuite, il faut évidemment différencier le point de vue du réalisateur, du point de vue du personnage. Tout au long du film, on est dans la tête du tueur mais à la fin, la manière ridicule dont il se fait choper, c’est le réalisateur qui ironise.

  4. Tu as mis le point sur ce qui m’embête le plus dans ce film: le fait qu’il laisse croire à une investigation clinique de la psyché d’un cas de schizophrénie meurtrière. En même temps, le fait que cela fonctionne vient également du travail formel, ce qui souligne encore une fois la qualité formelle très remarquable, et réussie.
    Pour autant je réfute totalement l’idée que ce film présente “l’analyse assez fine d’un psychopathe” pour reprendre tes mots. Le personnage de ce film est une pure construction des auteurs du films et ne doit pas être pris pour un élément de compréhension de la maladie mentale. Le cinéma n’est pas une psychiatrie ou une psychologie (si ce n’est celle de ses auteurs et de ses spectateurs). Ce film est une fiction, entièrement une fiction.
    D’ailleurs lorsque tu dis ” Il y a une cohérence dans sa folie et il répond simplement à des pulsions meurtrières” on est immédiatement en face du paradoxe qu’il y aurait à envisager que cela puisse seulement faire signe vers une quelconque réalité. En effet, qu’est-ce qu’une folie qui serait cohérente ? Quelle cohérence peut-il y avoir à répondre à des pulsions ? Folie et cohérence s’oppose assez directement il me semble, quant aux pulsions, elles s’opposent justement à ce qu’on appelle la plupart du temps la cohérence.
    Le personnage du film ne me semble pas être construit comme sujet à des pulsions, au contraire l’ensemble de son processus mental est dirigé par une rationnalité particulière: il cherche à tuer depuis le début et mets tout en oeuvre pour satisfaire son désir. Rien de plus normal, on agit tous de la même manière : un désir comme moteur puis une réflexion logique et rationnelle afin de satisfaire ce désir, pas forcément tout de suite, le perso préfère attendre un peu (avec le taxi au début) afin de faire ça correctement: ça n’a donc rien d’une pulsion mais ua contraire d’un désir profondément ancré. A la limite, toute la logique du film tendrait plutôt à construire une personne qui n’est pas malade mental mais simplement un homme qui s’est construit à travers ses expériences sociales, comme chacun d’entre nous.
    Finalement, on a affaire à une personne qui veut réaliser un projet. Personne ne le suit et même ne le comprend, mais c’est pas grave parce qu’il est débrouillard, ambitieux, courageux et déterminé à mener son projet à bien. Un peu (beaucoup ?) à l’image d’un jeune réalisateur ambitieux qui voudrait faire un film qui sortirait des sentiers battus avec un scénario un peu osé et des effets visuels très recherché… Malgré les producteur qui le traite de fou, les nombreux obstacles, les parties remises, les changements de dernières minute dans son programme idéal conçu à l’avance il arrivera à son but. Et après ça, que la police vienne l’arrêter c’est secondaire tant qu’il a fait ce qu’il avait à faire.

  5. le film est une pure fiction. Et le prologue rajoutée, maladroit, ne fait que tromper sur la nature du film qui a beaucoup plu avoir avec un délire expressionniste façon Cabinet du docteur Caligari que de l’étude clinique d’un cas “psychique”. Cela dit si son but est cohérent, agrémenté en cela par une voix off plutôt rationnelle et posée, le personnage du film agit de façon complètement aléatoire et désorganisée au point de perdre un certain nombre de repères. En cela, le film a une approche beaucoup plus juste d’un personnage psychotique que bon nombre de films américains nous présentant des serial killer d’opérette: Hannibal Lecter, par exemple, est une pure invention de scénariste et ne correspond à rien de réel. Enfin bon ça n’empêche pas de faire des bons films.

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