Braguino, de Clément Cogitore

Je vais la faire courte parce qu’en googlant le nom du réal pour le bien orthographier, je me rends compte que la toile déborde de papiers dithyrambiques sur “Braguino”, écrits pas des gens bien plus sérieux ET BIEN MIEUX PAYÉS que moi.

En un mot : le mystère Cogitore demeure complet.
Né en 1984 à Lapoutroie (68 650 en force, tch-tcht, rpz pour le col du Bonhomme) dans une famille a priori sans profonde racine artistique (le papa a l’air d’être le médecin du bled). Scolarité à Colmar, Arts Décos à Strasbourg. De la photo, des installations, la Villa Médicis, bym. Je le découvre par une expo au MAMCS en 2014 puis un film de guerre au cinéma. On me cause d’autres courts, j’en retrouve un ou deux au fond DarkeuNet. Nouvelle instal au Musée, un gros soutien de tout ce que le coin compte de financiers culturels, bref une irrésistible ascension, par tous les bords à la fois, autour de choses relevant en même temps de l’évidence et du chelou.
Le mystère, pour moi, étant le suivant : comment ce garçon fait-il pour toujours tenir à la fois dans une main le cool-esprit-du-temps et dans l’autre une exigence artistique hardcore ? Comment arrive-t-il à avoir des sujets aussi variés et sexys & des traitements aussi cohérents et pointus ?
MYSTÈRE vous dis-je. & beau mystère, en ce qui me concerne. Avec la fouinerie qui me caractérise, j’attends de trouver la faille, la prise critique, l’incohérence, et pour l’instant, c’est chou blanc. Tout ce que fait Cogitore me plaît, et me plaît souvent beaucoup.
Braguino, beaucoup beaucoup.

Pitch sexy : au fin fond de la Sibérie, à mille mille de toute terre habitée, Sacha Braguine, patriarche à barbe mosaïque, a fondé une colonie idéale. Seulement voilà, les Kiline sont arrivés aussi, et les deux familles se détestent. Trois générations perdues dans la forêt. Des moustiques, des ours, des fusils. Et une barrière pour séparer les êtres humains.
Avec ça, on voit déjà qu’il y a matière à faire quelque chose de chouette, on le sent, on pense Herzog, Ossendowski, voire Golovanov pour les plus branchicoules. Cinéma de la nature, enfants sauvages, docufictions, chamanisme, que sais-je. Et Braguino remplit ce cahier des charges mais en fait on s’en fout, le film n’est pas là du tout. Il est dans la puissance du geste artistique, il est dans la représentation, dans la vision, dans la forme.

Je sais pas comment mieux dire ça. Tout ici est à la fois bizarre et nécessaire, évident. Le film dure 50 minutes, ça n’arrive jamais en temps normal, là c’est le timing idéal. La narration clignote, les dialogues et les images alternent : okay. On a des scènes d’une clarté parfaite, filmées montées comme on tranche dans de la bidoche. Et juste après des temps d’errance du regard et du sens. Il y a une nature sidérante de présence et des baraques de bois et planches toutes aussi belles. Les personnages, à chaque fois, crèvent l’écran. Il y a du flou et du brumeux, de l’obscur. Il y a du très bien dessiné et énormément de choses qui flottent, livrées à elles-mêmes, détachées du cours du récit, bien plus vaste de cette façon. Tout concourt à recréer ce Braguino que nous seuls connaissons : celui où nous vivons quand nous sommes absents à nous-mêmes.

Après la projection du film à Strasbourg, Clément Cogitore était là pour répondre à nos questions, et c’était captivant et bizarrement triste : on voulait savoir et en même temps ses réponses – étonnantes, riches – teintaient différemment la vision, refermaient des possibles. À un moment, il a dit “mon métier c’est de raconter des histoires” & une petite voix en moi a crié fuck yeah, parce que je le sais depuis la première photo de lui que j’ai vu, parce que c’est mon boulot aussi, et qu’ils sont très peu les narrateurs à suivre aussi franchement ce chemin-là, celui de la confiance dans l’étrangeté, celui des fondements du réel, affranchi de la nécessité du réalisme, celui de l’interstice.

Allez voir le film s’il passe près de chez vous, votre âme le mérite. Et si pas possible, no soucy, vous rattraperez ça dans quelques mois en DVD, en même temps que le Maud Alpi et le Bertrand Mandico.
(C’est moi où y a un truc qui se passe, là ?)

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