Waste Land

Jardim Gramacho : la plus grande poubelle du monde

Waste Land, de Lucy Walker, avec Vik Muniz et les trieurs de déchets de Jardim Gramacho (Britannique, Brésilien, 1h42, 2010). Sortie en salles le 23 mars 2011.

Vik Muniz vit à Brooklyn. C’est l’artiste Brésilien dont le travail est le plus reconnu par le marché de l’art contemporain. Lucy Walker l’a filmé pendant trois ans et a documenté son voyage au Brésil et le travail artistique qu’il y a mis en œuvre. Désireux de faire bénéficier ses compatriotes d’une partie de sa reconnaissance, Muniz s’est rendu à Jardim Gramacho, la plus grande décharge à ciel ouvert du monde, en marge de Rio, pour y travailler avec les catadores, les trieurs de déchets, trois mille personnes organisées en association, qui récupèrent les matériaux recyclables pour les revendre, les arrachent à des plaines, des collines de poubelles.

Le travail artistique de Muniz est basé sur une conception du matériau : si l’on s’approche trop d’un tableau, par exemple, le regard ne perçoit plus que la matière de l’œuvre, la peinture. Pour faire image, faire sens, il s’agit de trouver la bonne distance à l’œuvre, pour que l’œil transforme ce qui n’est que de la peinture en une peinture. Ainsi, Muniz photographie ses sujets, projette cette première image sur le sol puis redessine les ombres, les lignes, les formes avec des matières premières qui ont un rapport avec la façon dont vivent les gens dont il tire le portrait. Il photographie ensuite le résultat et obtient de grands formats qui, à mesure qu’on s’en approche, révèlent l’élément du quotidien à partir desquels ils sont construits : Rothko reconstitué en purs pigments, enfants dont les parents travaillent dans les champs de cannes aux visages de sucre, etc. Et, pour les catadores, d’évidence, des portraits basés sur les déchets recyclables.

Portraits qui reprennent la mise en scène d’œuvres célèbres (vierge à l’enfant, assassinat de Marat, etc.) : Muniz se définit lui-même comme un « illusionniste low-tech », il entend en effet nous induire en erreur, perturber notre sens de la distance à l’œuvre et à l’histoire de l’art. Le résultat est souvent un peu kitsch (le Che en ketchup) et le côté référencé ironique très contemporain est un peu énervant. On comprend certes la démarche : d’un certain point de vue, les catadores ne sont personne, ils ne valent pas mieux que les déchets qu’ils trient et Muniz, quand il les met en image, les fait apparaître comme de véritables icônes, leur redonne de l’identité en excès. Cependant, on ne peut que se demander si ce travail iconique n’est pas en trop, s’il n’empêche pas les sujets réels, ceux qui ont posé, d’apparaître par eux-mêmes. Si Muniz à trouvé la bonne distance pour les laisser exister…

On peut lire le film de Lucy Walker sous cet angle, la recherche de la bonne distance. D’abord, on appréciera Waste Land parce qu’il sait se tenir à distance de son « héros » : de longues plages de film s’attachent aux catadores eux-mêmes, à la façon dont ils vivent et s’organisent, à leurs histoires personnelles, à leur déclassement, eux qui étaient pour la plupart issus des classes moyennes inférieures et qui suite à un licenciement, un divorce, une grossesse, etc., ont échoués sur des rivages de sacs poubelles à éventrer. A vrai dire, c’est sans doute ce qu’il y a de plus intéressant dans le film de Walker : écouter ces gens se raconter et explorer ce monde inconnu de nous, Jardim Gramacho, sept milles tonnes d’ordures enfouies chaque jour, territoire qui nous est d’autant plus étranger qu’il est bâti de nos propres déchets, d’autant plus proche que les gens qui y vivent, y travaillent, y luttent, nous ressemblent malgré tout.

Juste distance aussi, dans la façon de filmer la décharge, que ce soit à raz de poubelles ou vue d’hélicoptère : un spectacle impressionnant d’inquiétante étrangeté, d’angoissante normalité. On reprochera juste à Lucy Walker de s’être crue obligée de souligner les scènes de déchargements de camions poubelles, avec les catadores qui grimpent à même la montagne de déchets entrain de s’écrouler alors que la benne n’est pas encore à la verticale, avec une musique qui vise à renforcer la dramaturgie de telles scènes : outre qu’elles sont bien assez intenses comme ça, on aurait voulu, en plus de la voir, entendre un peu plus la décharge.

Ensuite, la démarche de Muniz, pleine de bonnes intentions, ne va pas sans poser quelques problèmes. Résolu à changer la vie de ces gens, à démontrer le pouvoir de l’art sur l’esprit humain, il engage ses modèles, les fait travailler deux semaines dans son atelier à l’élaboration de leurs propres portraits. Et, contre toutes ses attentes, ces gens qui disaient leur fierté de travailler, de ne pas survivre comme d’autres de prostitution ou du trafic de drogue, soudain ne veulent plus retourner à la décharge. Plus jamais.

Lucy Walker filme alors une scène très intéressante ou Muniz, sa femme et son assistant discutent d’emmener ou non les sujets à Londres pour la vente aux enchères à leur profit d’un des portraits, au risque de les perturber encore plus. Muniz argumente, assume le fait que sa démarche chamboule les catadores, c’est précisément ce qu’il voulait faire ; et il n’a pas tout à fait tort quand il dit que c’est normal de ne pas avoir envie de retourner là-bas quand on a connu autre chose. Sa sincérité n’est pas à remettre en doute mais Muniz ne se rend pas compte que la distance que les catadores ont parcouru jusqu’à la pauvreté ne sera pas comblée par la conscience d’un monde qui leur reste interdit. De fait, ce n’est pas leur changement d’état d’esprit qui changera leur vie mais bien les deux cent cinquante mille dollars issus de la vente des œuvres, et qui leur ont apporté une bibliothèque, des ordinateurs, un plan de reclassement pour ceux qui voulaient déjà partir, et pour certains des autres désormais, maintenant que la fermeture de la décharge est programmée pour 2012.

Quelques-uns s’en sortiront mais ce n’est pas l’art qui les aura sauvé, mais le marché de l’art, l’argent. Michel Foucault écrivait de la plèbe qu’il y a toujours un groupe humain dont la caractéristique est d’être à la merci des autres – c’est le cas des catadores, dont on regrettera d’ailleurs de ne voir des luttes qu’un court extrait de manifestation : comme ils étaient à la merci des trafiquants venus les voler un jour de paye, ils sont à la merci des bonnes intentions de Vik Muniz. Il ne les a pas libérés grâce au pouvoir de l’art ; et l’espoir leur vient de l’extérieur, comme leur était venu le malheur : ce n’est pas quelque chose dont il peuvent s’emparer mais qui leur arrive, comme un orage, comme un destin.

Reste que, malgré ses quelques défauts et malgré ce qu’on pourra penser de la démarche de Muniz, Waste Land à le mérite de poser le problème et de nous donner à voir un territoire et des gens qui méritent d’être connus. Et c’est déjà beaucoup.

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