The Duke Of Burgundy, de Peter Strickland

À Bruxelles, juste avant le printemps, au moment des crocus, arrive le festival Offscreen. L’occasion de découvrir The Duke Of Burgundy, de Peter Strickland, et de m’entretenir en tête à tête avec le monsieur, à côté de la cabine du projectionniste (occupé à projeter Matango : Attack of the Mushroom People, de Ishiro Honda).

Une expérience qui vaut son pesant de papillons.

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Une soirée toute en contrastes – Photo : Offscreen Film Festival

CYNTHIA

Où vas-tu comme ça ?

EVELYN

Je pensais en avoir fini pour aujourd’hui.

CYNTHIA

Tu auras fini quand je te le dirai.

EVELYN

Mais je n’ai plus rien à faire.

 

Après le somptueux rape and revenge Katalin Varga et le déroutant néo-giallo sonore Berberian Sound Studio, Peter Strickland revient hanter nos mirettes avec un nouvel opus racé, hypnotique et absurde.

The Duke Of Burgundy est l’observation clinique d’un couple lambda. Lambda dans un univers extravagant ayant toutes les qualités d’un environnement expérimental : factice ; clos ; aux paramètres parfaitement contrôlés. Ici, dans ce village idyllique d’Europe de l’Est, figé dans le temps, tous les individus sont des femmes étudiant l’entomologie et pratiquant le sado-masochisme.

Toutes choses égales par ailleurs, Cynthia (Sidse Babett Knudsen aka Birgitte Nyborg, de Borgen) et Evelyn (Chiara D’Anna, entendue dans Berberian Sound Studio) testent indéfiniment leur amour, à travers une série d’ajustements et de confrontations tragi-comiques.

Quand on demande à Peter Strickland le « point de départ » du Duke Of Burgundy, il évoque plusieurs envies.

Tout d’abord, celle d’investir l’esthétique kitsch des films de sexploitation européens des années soixante-dix. Cette parenté est évidente. Dès les premières minutes, on pense forcément à Jess Franco, Walerian Borowczyk, Cesare Canevari, Tinto Brass, ou encore Radley Metzger ou Alain Robbe-Grillet (1). Le contraste entre la patine floue, romanesque et naïve des images – accentuée par la ballade pop-folk doucereuse du générique – et la crudité des rapports de domination mis en scène provoque un malaise immédiat, que Peter Strickland résout à sa manière. En ne choisissant ni le pastiche, ni l’hommage, mais le contre-pied.

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Les collants, c’est important – Photo : Pioneer Pictures

 

« La plupart de ces films ont été réalisés par des hommes hétérosexuels brodant autour d’un fantasme factice, sans jamais passer de l’autre côté. Ces métrages sont organisés pour que l’orgasme se produise lors du générique de fin. J’avais envie de montrer ce qui se passait après. J’ai conçu The Duke Of Burgundy pour que l’orgasme intervienne au bout de dix minutes, et que le reste parle du « post-orgasme ». Les réalisateurs de cette époque se sont appropriés le couple de femmes homosexuelles. J’avais envie de procéder à une sorte de réappropriation. »

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Chiara D’Anna et Fatma Mohamed discuteront literie – Photo : British Film Institute

 

Peter Strickland déconstruit en particulier le topos de la lesbienne dominatrice, si fréquent dans les chillers des seventies (on pensera en particulier à Vampire Lovers de Roy Ward Baker et ses avatars de la Hammer, au Vampyros Lesbos de Jess Franco, aux Contes Immoraux de Walerian Borowczyk ou aux Lèvres rouges de Harry Kümel).

« Les films de sexploitation sont un florilège de clichés sur la domination. Vous pensez que la vampire lesbienne ou la domina nazi dort avec ses talons aiguilles ? Sérieusement ? […] Je voulais montrer une dominatrice hors de son personnage, avec ses faiblesses. Une dominatrice de cinéma qui oublierait ses répliques, serait totalement à côté de son rôle. »

The Duke Of Burgundy explore les rapports de domination dans le couple. Qui prend l’initiative ? Qui suit ? Est-ce fluide ou en toc ? Exigeant ou naturel ? Comment fonctionne cette petite chimie de la séduction et de la fascination ?

Paradoxalement, le métrage est donc beaucoup plus sombre que ses inspirations visuelles. Après nous avoir plongés dans une biosphère épaisse, tactile, odorante, sensuelle à l’étouffement, Strickland approfondit, prolonge et décortique les rapports de couple, avec un universalisme et un réalisme troublants au regard de son décorum. Et surtout avec un humour grinçant mais toujours tendre, à la frontière du grotesque mais n’y tombant jamais. Un « réglage » élégant et casse-gueule, rarement vu au cinéma.

« Oui, c’est drôle, explique Strickland, mais mon but n’a jamais été de me moquer du sado-masochisme. Dans The Duke Of Burgundy, le SM est totalement normalisé, banalisé. Tout le village le pratique. Ce dont le film parle vraiment, c’est du couple. Et des compromis qu’on doit constamment faire dans une relation. Ici, une des partenaires pousse l’autre plus loin dans le sadisme qu’elle ne le souhaiterait. C’est un peu extrême. Mais un couple est constamment confronté à des compromis tout aussi compliqués. Un des deux peut vouloir des enfants plus tôt que l’autre, par exemple. Mon but, c’est qu’à la fin du film, les spectateurs se disputent pour savoir laquelle des deux devrait se mettre au diapason avec l’autre. Evelyn devrait-elle réprimer ses envies ? Cynthia devrait-elle satisfaire les besoins de sa conjointe en dépit de ses réticences ? Je ne donne pas de réponse. »

Bande annonce officielle – Sundance Selects – IFC Films

 

Ici, les mêmes scènes se reproduisent, parfois mot pour mot, jusqu’à l’ivresse. The Duke Of Burgundy parle également de rituels, d’habitudes, d’endormissement (2). Mais chaque fois s’y ajoute une dimension, un point de vue, un détail nouveau, incongru, déterminant. Du voyeurisme de savant fou.

Cette trame répétitive, mise en scène avec la minutie d’un horloger obsessionnel, permet à Strickland de décliner – voire d’épuiser au sens oulipesque du terme – l’équilibre fragile des deux personnages. Comme les microscopes des protagonistes entomologistes, des couches de plus en plus profondes, de plus en plus signifiantes nous sont dévoilées.

« L’idée du replay m’est venue en regardant le sport à la télé, explique Peter Strickland. Ce n’est pas vraiment du flash-back. C’est exactement la même scène. On vient de la voir, mais on se la refait au ralenti, plusieurs fois d’affilée, parce que c’était trop bien. Il y a quelque chose de fascinant, d’hypnotisant, dans cette répétition ».

Ce grossissement symboliste, servi par des plans somptueux sur les planches anatomiques du Museum de Budapest, semble aboutir, lors d’une longue scène onirique quasi-épileptique, au cœur des psychés angoissées de Cynthia et d’Evelyn. Les insectes sont un élément déterminant de la « griffe » du film. Partout. Toujours présents. En gros plans, de loin, morts, épinglés, poussiéreux, vivants, anecdotiques, envahissants jusqu’à l’overdose sensorielle.

« On peut y voir tout un tas de symboles, explique Strickland, mais je cherchais surtout une texture. Je voulais donner au film une atmosphère surréelle. Et l’imagerie entomologique m’a toujours fasciné. J’adore Jean-Henri Fabre, par exemple. (3) ».

Donc si vous n’aimez pas les petites bêtes qui montent qui montent, passez votre chemin ! Ici, elles montent, elles descendent, se surimposent, sont adeptes du peep show. Entomophobes, vous allez détester cette histoire de possession, de fascination et de liberté, où l’on ne sait pas bien qui épingle qui (4).

 

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Bestioles chopées – Photo : Sundance Selects

 

L’autre envie fondatrice de Peter Strickland était de mettre en scène une femme d’âge mûr.

«  Dans la cinématographie anglo-saxonne, l’héroïne doit nécessairement avoir vingt-cinq ans pour être désirable. Ce n’est pas le cas ailleurs. Ce n’est pas le cas en France. Je suis totalement fasciné par des actrices comme Stéphane Audran, par exemple. […] Et je tenais à ce qu’Evelyn soit jeune. C’est sa jeunesse qui la rend égoïste. Elle n’a pas l’expérience de vie de Cynthia. Mais son amour pour elle est vraiment sincère. Je voulais filmer la tendresse entre ces deux femmes, dépasser la charge purement érotique. »

Et Sidse Babett Knudsen incarne cette ambivalence à la perfection. Elle imprègne, presque physiquement, le métrage de son authenticité. On lit comme en braille les creux et les bosses de sa fragilité, de sa dureté, de son exaspération, de sa dévotion… On la sent prête à s’effondrer à la moindre occasion. Ou à éclater. Dès qu’on comprend l’enjeu – le twist intervient très tôt – on serre les dents pour elle.

« Je n’avais pas pensé à Sidse Babett Knudsen, avoue Strickland. Je cherchais une Française, une Italienne. Ce n’était pas du tout le physique que j’avais en tête. Mais je suis très content qu’elle ait joué le rôle de Cynthia. Elle a beaucoup apporté au film. »

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Cynthia, incarnée par Sidse Babett Knudsen – Photo : Protagonist Pictures

 

Adepte du jeu sobre, se laissant surprendre par ses acteurs, Strickland réalise avec The Duke Of Burgundy un drame échappant aux codes de genre. Les jeux de regard, les dialogues ciselés, la façon dont on s’attarde sur les visages, les corps, dont on filme les lieux – théâtres de la tragédie – rappellent le Fassbinder de Martha ou des Larmes amères de Petra Von Kant ou le Buñuel des Biches ou de Belle de Jour. Autre volet d’influences assumées par Strickland. C’est appuyé et distant, élégant mais frontal. En étudiant le mécanisme amoureux, The Duke of Burgundy révèle la magie du cinéma. Cynthia obéit aux instructions d’Evelyn comme Sidse Babett Knudsen assimile les dialogues.

« J’apprends de plus en plus à me laisser aller, explique Peter Strickland. Sur mon premier film, j’étais un véritable control freak. Maintenant, j’arrive à utiliser les accidents. Je ne corrige plus les acteurs dès qu’ils utilisent un synonyme. Je laisse tourner la caméra au cas où. »

Ainsi, c’est Nic Knowland, le directeur de la photographie, qui a proposé d’utiliser des miroirs. Et l’effet sert tellement le propos du réalisateur qu’ils décident de le généraliser, de mettre à profit toutes les surfaces réfléchissantes du set.

« Et puis certains domaines ne sont pas de mon expertise. Les costumes, par exemple. Je n’y connais rien ! J’ai expliqué ce que je voulais à Andrea Flesch, et je me suis entièrement reposé sur elle. Le plus difficile pour moi, c’était de lâcher du lest en matière de musique ».

Le réalisateur de Berberian Sound Studio, musicien et féru mélomane (5), a confié la musique originale de son film au groupe Cat’s Eyes, mais il avait des idées très précises en la matière.

« Je les ai choisis parce qu’ils sont imprégnés de la pop des années 1970. Et Rachel [Zeffira] est une musicienne fabuleuse. Elle a une formation classique, mais elle fait aussi de l’expérimental. Elle sait jouer tous les instruments. De la guitare au cor anglais. Je leur ai donné des instructions, des inspirations, des suggestions, mais j’ai eu beaucoup de mal à accepter leurs morceaux. Dans l’absolu, je les adorais ! Mais j’étais attaché à ma playlist. Je l’avais utilisée pendant le tournage, pour mettre les actrices dans le ton, et dans le montage intermédiaire. C’était très dur – pour tout le monde – de laisser tomber ces titres et d’insérer à la place des compostions originales. Surtout le générique du début, pour lequel j’avais choisi Everybody’s talking, de Harry Nilson, entendu sur la BO de Midnight Cowboy. Mais finalement, j’ai coupé le cordon et je suis très très content. La B.O. est magnifique ».

Un bilan qu’on peut sans hésitation appliquer au film dans son ensemble.

Peter Strickland, minutieux, inventif et attentif à chaque détail, s’accorde une liberté de traitement proprement libératoire, glissant avec agilité – et une cohérence déroutante – du drame social nordique à l’épouvante soft des maîtres italiens, en passant par la comédie musicale ou la comédie tout court. Sans jamais tomber dans le scabreux. Où le ridicule reste tendre et les états d’âme délicieusement nuancés. Étonnamment, malgré la concentration extrême du matériel narratif, les symboles appuyés, l’apparent épuisement du thème, le grossissement permanent des lentilles, on émerge de ces 104 minutes d’expérience avec la sensation – élégante – de ne pas avoir atteint le fond.

 

CYNTHIA

Il y a des milliers de choses à faire. Masse-moi les pieds, pour commencer.

En bonus, l’introduction de LA scène symboliste du film – Video : Sundance Selects.

 

 

________________

 

(1) Pour les connaisseurs/euses, Lorna, la vieille voisine acariâtre, n’est autre que Monica Swinn.

(2) La Gryllotalpa, insecte fouisseur dont Cynthia est l’experte incontestée dans le village, hiberne.

(3) Un poète, entomologiste et érudit accompli, auteur d’une somme monumentale et épique (Souvenirs entomologiques). Victor Hugo le surnommait le « Homère des insectes ». Il a vécu entre 1823 et 1915.

(4) The Duke Of Burgundy est le nom vernaculaire anglais de la Lucine (Hamearis lucina), le somptueux et inquiétant papillon orange et marron étudié par Evelyn.

(5) Allez jeter une oreille sur la page de son groupe The Sonic Catering Band. D’improbables cuistots électroacousticiens cuisinant en jouant et vice-versa (en live, c’est encore mieux : vous aurez à manger). http://www.soniccatering.com

 

Fiche technique

The Duke Of Burgundy, écrit et réalisé par Peter Strickland

Avec Sidse Babett Knudsen, Chiara D’Anna, Fatma Mohamed, Monica Swinn…

Producteur : Andy Starke

Sociétés de production : Film4 et Rook Films

Directeur de la photographie : Nic Knowland

Montage : Matyas Fekete

Son : Martin Pavey

Musique : Cat’s Eyes

Direction artistique : Renátó Cseh

Décors : Pater Sparrow et Zsuzsa Mihalek

Costumes : Andrea Flesch

Maquillage : Candy Alderson

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