Laissez bronzer les cadavres

D’après le roman éponyme de Jean-Patrick Manchette et de Jean-Pierre Bastid (Gallimard, 1971)

Parfois, on cherche un titre à sa chronique, qui soit le titre de sa chronique et non celui du film. Là non.

Voici la substance de ce film.

Cattet & Forzani ont laissé bronzer les cadavres. Point.

On pourrait même les suspecter — car ce projet était une invitation — d’avoir fait les cancres surdoués, d’avoir zappé la lecture du bouquin et adapté son titre, comme ce musicien pris de court pour sa compo de fin d’étude ayant décroché son diplôme en jouant à l’envers un morceau existant.

Dans les deux cas, le tour ne fonctionne que si les doigts du magicien ne tremblent pas, sont fait de l’or dont est question ce film. Le tour ne fonctionne que si la transmission (d’un morceau à l’autre, d’une vision à l’autre) est leste. Comme je cause très mal de littérature, j’éluderai la transmission. Tu as vu Amer ? Tu as vu L’étrange Couleur des larmes de ton corps ? Alors tu sais de quoi je parle quand je dis « magicien ».

Parlons de l’or.

L’or, c’est des lingots se baladant par une route sinueuse de l’arrière pays, quelque part où il fait chaud et où on parle avec l’accent. Le paysage est scindé en jaune cramé du bas et bleu pétant du haut. Les connaisseurs reconnaîtront la sueur, la garrigue, les lézards, l’interminable syncope d’une alerte qu’à l’époque où se déroule l’action — dans les années 1980 — on ne coloriait pas encore par niveau. Pourtant, tout y passe : incendie, orage, déshydratation, muqueuses dilatées et hormones complices des corps suintants leur servant de coques engourdies. L’or se fait braquer par des types aux gueules comme il faut. Des vrais méchants made in Europe, beaux comme les faiseurs de larcins timbrés de Chapeau Melon et Bottes de Cuir. L’or est planqué dans une bagnole. L’or est transbahuté par les malfrats naturalistes — auxquels il ne manque que les chicots branlants — jusqu’à l’antre le plus improbable : un village en ruine où résident une hippie érotomane et un écrivain misanthrope, alcooliques fifty something en fin de course. Là, l’or attend. Les quatre malfrats font profil bas. Ils dorment, bouffent, fument — beaucoup — et boivent. L’or stagne comme le marigot des leprechauns, tapi sous l’arc-en-ciel, une bête méchante dont on sait qu’elle croque les doigts et rend maboul. Un imprévu — deux femmes et un gosse — rameute deux flics à moto, bardés de cuir noir. Les gentils déboulent, pas plus futés que les méchants, les neutres et les innocents, et l’on se bat pour l’or. Longtemps. Méchamment. On change de camp, d’alignement, de tactique. « Vous êtes des chiens, vous êtes tous des chiens », crache le flic acculé. « Vous » font ce qu’ils peuvent, et ils n’ont pas une marge de manœuvre démentielle.

 

 

Laissez bronzer les cadavres réussit l’exploit, en quatre-vingt dix minutes ramassées, denses comme un baklava, de contenir dans la même bobine, au prix d’une tension magnétique à faire sauter l’aiguille d’un aimant, les pôles inverses du cinoche, voire de la narration. Sans maniérisme, sans poser devant l’œil omniscient d’une postérité fantasmée, Laissez bronzer les cadavres orpaille chaque minute de sa trame avec labeur, sérieux et invention. Au risque de simplifier l’expérience, disons que la nouvelle malle à trésor de Cattet & Forzani est à la fois naturaliste et symboliste, sobre et pulp, brouillon et ordonnée.

 

Naturalisme

 

Les tronches en gros plan. Les dialogues peu fréquents, élagués. Les motivations découpées au scalpel. Machin phrénologique où tout s’avère, classé, simplement mais avec le courage du laid, l’amour froid d’un Charcot pour sa Salpêtrière. Des types : le chef, le fourbe, l’indolent, le disciple côté garçons ; L’innocente bafouée, la guerrière, la mante religieuse côté filles. Dramatis Personae (poke Léo). Chacun est rangé dans une case l’explicitant (ruine, pieu, sofa, hamac…). Pseudo décor abîmé, Dogville-like. Chacun.e possède un attribut clair (un crâne, un bout de barbaque, une bague…)  et on se délecte du déterminisme. Puis les frontières fondent. Pas de surprise fondamentale, mais la satisfaction d’avoir eu presque raison, juste presque. Le tragique vient de ceci : de l’inévitable et du presque là. Un seul personnage s’extrait peu à peu de ce traitement, exemplification d’un des grands-écarts exécutés par le film, entre naturalisme et

 

Symbolisme

 

Laissez bronzer les cadavres n’est pas, mais pourrait être :

– Une histoire de jungle, d’explorateurs aux intentions douteuses, déterminés et têtus dans leurs intentions douteuses, aux prises avec le jaguar qui tranche les carotides, l’envie, le stupre et l’or. Une divinité dépressive et jusqu’au-boutiste veille sur leurs destinées.

– Un western surréaliste baroque argentin dont on aurait ôté (pour le meilleur) la couche surréaliste. Il y a des entrailles, de la viande, des corps tranchés sur lesquels tournoient quelques mouches ennuyées. Une sorcière sioux ricane dans un tipi. Elle sait ce qui se produira.

– Un film historique avec beaucoup de sang et pas assez de dialogues. Des Christs en croix, des processions, quelques iguanes. On est dans l’Espagne de la Reconquista. Une mère supérieure timbrée fouette des prisonniers qu’elle aime bien tout de même.

Là-dessus planent des corbeaux voraces, des cieux illuminés, des contre-jours aveuglants, des fulgurances romantiques en forme de plongées à pic sur la mer insondable. Les éléments sont ici. Ils déteignent sur tout. Les corps débordent sur les roches, la poussière. On ne sait pas où le « nous » s’arrête et où commence le dehors. Pi, nous serions peut-être des fourmis (1). Cf. Naturalisme.

Cattet & Forzani ne se cachent pas d’être des nerds du cinoche. Avec ce film, j’ai l’impression qu’ils ont transcendé leur amour du film en amour de l’image. Mais cette iconographie, aussi léchée et foisonnante soit-elle, serait insignifiante si elle n’était habitée. Et elle l’est. Laissez bronzer les cadavres n’est pas estampillé de cette érudition technicienne qui me semblait ternir les déjà splendides Amer et L’étrange Couleur. Ici, les correspondances fusent avec la fulgurance appliquée d’un poème que Baudelaire n’aurait jamais écrit par manque de pistolets-mitrailleurs et de revolvers. Ah oui et les flingues sont des bites, donc. On le savait déjà mais cette fois la démonstration est JOLIE et pas si attendue — impossible d’en dire plus sans dévoiler, mais tu remarqueras, pour ne citer que ces deux moments, une contemplation-désir féminin dont acte et un duel endroit-envers en guise de coît gay.

 

Pulp

 

Ça pourrait être un Tarantino mais

 

Sobre

 

non, vraiment non. Ici, pas de musique anabolisante, ni choré shootée à la meth. Les coups de feu  — explosions, cris et fracas — ne sont pas les éléments rythmiques d’un score servant d’aorte au palpitant du métrage mais, comme d’ordinaire chez Cattet & Forzani, un organe en soi. Du calme, des dialogues ne brillant que par l’hésitation des personnages à les servir (2), de longs plans fixes… Lorsque les pointes d’action percent, elles ne stupéfient pas, elles incommodent. Et c’est beau « comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ». Si Laissez bronzer les cadavres devait être un pulp, ce serait un pulp décadent. Sursaut de laideur magnifique. Terrible comme un vieux hippie se piquant sur la pochette déchirée d’un vinyle de Jefferson Airplane.

 

Brouillon

 

Là où le soldat d’un Gareth Edwards dégringole la pente caillouteuse, grand félin à l’aise dans ses fringues easy-care et ses semelles anti-dégringolantes, les corps de Laissez bronzer les cadavres sont minables, inadaptés. Les courses-poursuites ressemblent à nous. Nous titubant sur les graviers, nous déambulant avec maladresse sur un sentier de montagne. Il y a urgence, on se presse, oui, mais la nuque bêtement rentrée dans les épaules, les yeux non pas rivés-décidés sur l’ennemi au loin mais louchant sur ses bottes. L’épique du petit. L’irraisonnable de l’instant, sans trame ni complot travaillé : chacun réagit au coup par coup, selon son type. Ni l’intelligence, ni l’endurance, ni la duplicité, ni la loyauté ne sont récompensées. Cf. naturalisme.

 

Ordre

 

Minute par minute. Un film d’attente et d’action au cordeau, au compte-goutte, découpé par tranchounettes. Où se rejoue le presque-même-presque-différent dans une spirale (ou plutôt une roulette russe) de points de vue. Clac Clac Clac. Où l’action se découpe et se dissèque.

La tension ne naît pas du compte à rebours. Le principe même du compte-à-rebours est absent de ce film. Le compte-à-rebours repose sur l’idée que le mensch est grand et qu’il fera face à l’adversité méchante — qui n’aime pas le mensch pour des raisons posées depuis la Création — par son esprit brillant, sa force de caractère, ses mollets… à la toute dernière seconde. Le compte-à-rebours est humaniste. Pas Laissez bronzer les cadavres.

Spatialement, tout est aussi très bien rangé. Le terrain des opérations, longuement explicité dans la languissante première partie, est exploité jusqu’au moindre recoin d’ombre, vu de Zeus, d’en-haut, mini-Illiade aux allures de documentaire animalier (3). Ou tantôt par le bas car nous en connaissons les replis. Cattet & Forzani, cette fois, n’essaient pas de nous perdre. Cailloux blancs.

 

*

 

Il y a tout plein d’autres choses, bien sûr. La façon ouvragée, amoureuse, dont se clôture chaque trame personnelle. Le traitement expressionniste de la psyché commune de l’écrivain et de l’artiste — dont le contraste terrible qu’elle oppose à leurs liens réels, délétères, est l’une des plus belles expression de la fin de l’amour au cinéma. Et puis le courage de traiter de salvation, de damnation et du prix à payer pour chacune de ces voies. Et puis…

Western post-hippie néosymboliste hémato-pyrotechnico-érotique patacatholique anarchiste, ça existe ?

 

Écrit et réalisé par Hélène Cattet et Bruno Forzani. Produit par Eve Commenge (Anonymes Films) et François Cognard (Tobina Films). Avec :  Elina Löwensohn, Stéphane Ferrara, Hervé Sogne, Bernie Bonvoisin, Pierre Nisse, Marc Barbé, Michelangelo Marchese. Format: DCP – Scope (Tournage en S16mm). Image: Manu Dacosse; 1er assistant image: Colin Lévêque; 1ère assistante réalisation: Christele Agnello; Direction de production: Helene Pigeard-Benazera; Décor: Alina Santos; Chef électricien: Emilien Faroudja; Chef Machiniste: Julien Chassaignon, Nicolas Mambourg; Son: Yves Bemelmans; Costumes: Jackye Fauconnier; Maquillage: Bénédicte Trouvé; SFX: Olivier De Laveleye, David Scherer; Scripte: Bruno Pons; Régisseur général: Stefane Tatibouet; Montage image: Bernard Beets; Montage son: Dan Bruylandt; Bruitage: Olivier Thys; Mixage: Benoit Biral; Etalonnage: Olivier Ogneux.

Sortie en France le 18 octobre.

________

 

(1) Cattet & Forzani aiment les fourmis. Je les ai rencontrés une fourmi sur le bide, lors d’un doublage sur Amer.

(2) Des acteurs ? Question non résolue. Tout au long du métrage, l’élocution est problématique, depuis le zozotement de Stéphane Ferrara jusqu’à l’accent à couper au couteau d’Elina Löwensohn, en passant par la diction « acteurs » de la plupart des autres… En matière de langage, sur ce film en tout cas, Cattet & Forzani ne visent pas au naturel.

(3) On pensa très longtemps qu’Homère s’était auto-parodié en narrant une guerre des grenouilles : La Batrachomyomachia.

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