Entretien avec Eros Salonia

BIOS, d’Eros Salonia

Une femme, Zohé,  est évanouie sur un pont après une tentative de suicide. Elle est transportée dans une étrange clinique au climat anxiogène et glacial. Zohé a perdu la mémoire. Les médecins de la clinique, à l’aide d’une machine qui matérialise les rêves,  essaient de la guérir. Mais cette clinique n’est pas ce qu’elle prétend être, elle ne soigne pas les patients mais les emmène vers leur propre destinée, la mort,  grâce un programme d’euthanasie mis au point par le directeur de l’hôpital, une sorte de Docteur Mabuse des temps modernes.

Le sujet renvoi à tout un pan du cinéma et de la littérature de science fiction paranoïaques dans lequel une sorte de dictateur se prend soudain pour Dieu et s’arroge le droit de vie et de mort sur les être humains.

Le traitement osé d’Eros Salonia ne s’assujettit pas à son concept malin d’une série B fantasmée et efficace à la manière de Traitement de choc d’Alain Jessua. Ce souci d’efficacité, Eros Salonias n’en a cure.  Dans sa volonté d’offrir un cinéma protéiforme empruntant à de multiples conceptions artistiques (le théâtre, la sculpture, la peinture), le cinéaste prend le risque de faire fuir le spectateur au bout de 10 minutes à l’instar de Pasolini en son temps quand il filmait les sévices de Salo où les 120 jours de Sodome. Mais arrêtons la comparaison, elle risque d’être écrasante. Inégal, fascinant, hermétique et parfois arrogant,  Bios a le mérite de surprendre et de sortir des sentiers battus des premiers films autoproduits.

La narration éclatée, voire décousue, la direction d’acteur très distanciée dans laquelle les comédiens ânonnent des dialogues énigmatiques, la composition audacieuse des cadrages, les brusques changements de ton,  embarquent le spectateur, tour à tour intrigué, agacé et souvent perdu vers les contrée d’un cinéma d’auteur exigeant, expérimental et parfois à la limite de la pose.

Sans parler de grande réussite, Bios est une expérience de cinéma singulière, qui n’est pas exempt de maladresses et de prétentions, mais qui ose aller à l’encontre de la grammaire classique du cinéma et plonger les spectateurs dans un trip visuel, sonore et narratif assez fascinant. Les enjeux politiques (la charge contre l’euthanasie et par extension la critique du fascisme) sont intéressants mais reste à mon sens noyés dans une œuvre hybride où les sens l’emporte sur le sens.

La lumière « minérale » plus que glaciale de Luca Minardi est très belle et Cécile Morel incarne avec beaucoup d’audace un personnage central opaque.

A suivre.

 (FRA/ITA d’Eros Salonias avec Cécile Morel, Maria Pia Rizzo, Cordélia Beridot)

 


 

 

Entretien avec le réalisateur

Pouvez-vous vous présenter ?

Comédien de formation, maîtrise et master en Lettres modernes, docteur en études théâtrales à Paris III Sorbonne, j’ai commencé à mettre en scène mes pièces parce que les professionnels les trouvaient impossibles à représenter. Je l’ai fait avec des amateurs, des étrangers qui ne parlent presque pas le français, des patients psychiatriques. J’ai montré combien il était simple de le faire. A travers mon association, L’arlequin de l’esprit (www.larlequindelesprit.weonea.com), je réalise des spectacles et des courts-métrages en milieu socio-professionnel, dans les Yvelines (78). Mon moyen métrage italien Bruno e il mare (2011) vient d’être sélectionné par l’Agence du court-métrage.

 

Quelle est la genèse de Bios

Bios est mon premier long-métrage. J’ai commencé à filmer en Italie, en décembre 2010, avec une amie comédienne appelée Maria Pia Rizzo. Las du théâtre, de son public préfabriqué par les abonnements, prisonnier de ses intentions, dans une communication ennuyée et conventionnelle, pris en otage par les directeurs, je ne voulais pas mourir avec lui. J’étais aussi conscient que le cinéma était pire, mais qu’au moins, mes films seront toujours vivants et visibles en DVD. Il me fallait créer une machine dégoûtante, à la manière de Salo de Pasolini (1975).

Au début, le scénario était très simple : l’histoire d’une femme appelée Zohé, qui, après avoir tué son fils, emprunte le corps d’autres femmes pour pouvoir continuer à survivre. Mais au bout de cinq mois de tournage, en France, je me suis rendu compte, en juin dernier, qu’il manquait la dimension sociale des personnages. Par conséquent, j’ai inventé la clinique de l’euthanasie, dans laquelle l’amnésique Zohé (interprétée par Cécile Morel) est enfermée pour se faire euthanasier malgré elle. Il me fallait l’aide d’un écrivain. J’ai donc fait appel à Cordélia Beridot qui a été ma patiente co-scénariste. Bios est une fiction qui utilise un matériau préalable, fait des rêves de Zohé. Le résultat est un produit organique comme l’est mon corps. Bios est mon corps, c’est un film physique. Dans le même temps, Bios n’est pas un film, mais la réalité. Il n’a pas de voie d’issues, comme le corps qui m’appartient, il est destiné à mourir sans consolation. Bios est au-delà de l’histoire racontée. Il est dans le fait d’exister. Ce n’est pas un film. A l’intérieur de Bios, je fais du théâtre, de la photo, du n’importe quoi, tout comme on fait de tout avec notre corps, avec notre expérience.

 

Quelles sont les influences majeures qui imprègnent votre film

Dans Bruno e il mare, je m’inspirais de Pasolini. Bios conserve l’absence de consolation des derniers films de Pasolini, sans en rappeler la forme. Du point de vue des images, j’ai d’abord pensé au Miroir de Tarkovski, à Antichrist de Von Trier, aux couleurs de Lynch. Du point de vue des dialogues, j’ai adapté mes phrases et mes concepts au langage de la télévision, à un côté un peu trash, qui, au moins dans mes intentions, dissimule les références filmiques et philosophiques (Bios est aussi une réponse à Condition de l’homme moderne de Hannah Arendt).

 

Quand on tourne sans budget, on se retrouve souvent face à des problèmes techniques importants. Comment s’est déroulé le tournage ?

Je ne crois pas que Bios aurait été meilleur si j’avais eu plus de moyens. J’ai  appris à travailler tout seul. J’étais très à l’aise dans la pauvreté des moyens. Je prône un cinéma PAUVRE. J’aime me compliquer la vie, au point que je suis en train de tourner un dessin animé sur l’Odyssée, en renonçant à ma nouvelle caméra pour revenir à mon ancienne Panasonic HVX 200. J’ai besoin que mon élan soit spontané. Evidemment, il y a des défauts, mais j’espère que ces défauts seront mes qualités. Si je devais avoir un jour de gros moyens techniques, je ferais en sorte qu’ils ne me suffisent pas.

Je fais cela pour contrer mon approche très compliquée et filtrée de l’existence. Si je tourne à l’arrache, la complexité de mon univers sera comprise plus facilement. Moins de temps, moins de moyens, c’est ce que je demande. Ne pas réfléchir, comme quand j’écris une poésie. Cela n’a rien de traditionnel, au cinéma où il faut une équipe, des années de préparations. Et bien, moi, je m’en fous. Je suis vieux de cinq millions d’années et je suis né aujourd’hui.

 

 La direction d’acteurs est particulière, issue de vos origines théâtrales et aussi d’un certain cinéma contemplatif. N’avez-vous pas peur de vous couper non pas du plus grand nombre mais de spectateurs potentiels rebutés par ce type de partis pris ?

Non, j’accepte ce risque, au point que je favorise l’éloignement et le dégoût de ceux qui ont des à priori sur le cinéma. Pour moi, le cinéma est un lieu où on montre une fiction née de l’univers du réalisateur. A partir de là, tout est possible. La contamination des genres est une des bases de l’esthétique théâtrale contemporaine. J’ai adopté cette esthétique pour que mon cinéma ne soit pas grand public. Les acteurs qui jouent dans mes films doivent montrer le mal-être d’être mis en scène, la parole doit se montrer pour elle-même. Si on joue de manière trop naturelle, les dialogues apparemment simples ne serviront qu’à faire avancer l’histoire. Et moi, je déteste les romans. L’important est que le public soit dérangé par le jeu, pour que je puisse créer en lui un espace de doute et de réflexion, totalement libre de l’histoire loufoque et improbable qu’il est en train de suivre. L’histoire même n’est qu’un piège à rat.

 

Le film hésite entre le film de genre (la sf paranoïaque, le fantastique onirique) et une conception plus radicale et expérimentale. Où vous situez-vous dans le cinéma ?

Si Bios est un film de genre et s’il est aussi expérimental, ça l’est malgré moi. Je crois que tout cinéma expérimental, doit naître dans la tradition. D’où le côté « film de genre ». Si on entend par expérimentale toute forme artistique personnelle au point d’effacer l’histoire dite « objective », alors, je suis expérimental.

 

Vous avez déclaré que le scénario et les dialogues ont été improvisés alors qu’on a parfois l’impression que Bios est très écrit.       Comment avez-vous procédé concrètement ?

L’histoire n’a pour moi aucune importance et peut être improvisée par la caméra. La caméra crée l’histoire, moi, je reste moi-même, en suivant une nécessité terriblement constante : essuyer la monstruosité de l’existence. Cordélia Beridot a souvent mis de l’ordre dans le film, par des enchaînements à la fois dans le rêve et dans la logique.

 

Les cadrages sont très beaux, épurés mis en valeur par une photographie très soignée. Avec quel matériel avez-vous travaillé. Et quelles étaient sur le plan visuel vos références.

J’ai travaillé avec un Canon 5D, qui est un appareil photo. D’où l’absence ou presque de mouvements de caméra. Le personnage est souvent au milieu du décor, isolé, prisonnier du plan. En dehors de ce plan, aucune réalité ne peut être imaginée. Rien n’existe au-delà du décor cadré. Aucun ailleurs que le tunnel dans lequel le personnage agit.

 

Votre intention était-il de faire un film politique ? Qu’est-ce qu’un film politique pour vous ?

Une forme artistique ne peut pas être politique, car l’art est par définition une fiction, l’espace d’où on voit une représentation étant un lieu où les spectateurs savent qu’on fait « comme si ». Je me méfie, par conséquent, des films qui représentent directement les politiques ou les faits de société. Pour moi, une forme d’art est politique quand elle aide l’homme à être  responsable de soi-même. Bios est un film sans issue. Son aspect politique consiste dans le mal être et le rejet que le spectateur doit éprouver en le regardant. Bios est politique parce qu’il dit qu’un film ne peut pas soigner une civilisation. Dans ce sens, et d’une manière très subtile, Bios est autoréférentiel. C’est du meta-cinéma, mais d’une manière totalement nouvelle. Il se dénonce lui-même comme responsable des horreurs médiatiques. Il se suicide, comme sa protagoniste. Il le fait pour la survie de la civilisation, pour renouer le dialogue entre les hommes,  au-delà de la solitude. Sauf, que, comme toutes les choses nouvelles, cela n’est pas très clair pour le public.

 

Quels sont vos projets ?

Je travaille avec Ira Vicari sur un dessin animé autour de l’Odyssée, à partir d’une pièce sans images et impossible à représenter que j’ai écrit en 2008. Cet été, j’aimerais tourner un long-métrage sur la vie de la poétesse Sapho, à Lesbos. Ce film parle d’une femme qui tue l’humanité entière, sans le savoir. Par sa seule présence, son bonheur provoque le malheur des autres, qui meurent à sa place. Jusqu’à rester la seule habitante de l’Ile, immortelle, puisqu’elle est seule.

 

Question bonus. Je suis fan d’un cinéaste considéré comme Z, Jean Rollin. Il est décédé l’an dernier. Pour moi c’est un vrai cinéaste influencé aussi bien par Bataille que par le cinéma gothique, par le surréalisme et Duras etc. Votre film m’a fait pensé à La nuit des traqués. L’avez-vous vu ? Et connaissez-vous Jean Rollin ?

Je loue Rollin, car il a toujours voulu faire du cinéma, même sans moyen (tout comme l’italien Ferreri). Cependant, je n’aime pas que le côté spectaculaire ou esthétique soit une fin en soi.

 

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