Nostalgie de la lumière

Avec Jérôme on a un vieux débat qui traîne, pourrit et rebondit même parfois, sur le rôle politique du cinéma. Si les petits cochons ne nous mangent pas en route, il y a fort à parier qu’on rabâchera encore nos positions dans le mouroir communautaire où l’on parquera les vieux de la décennie 60, lui prétendant que le cinéma est (et n’est que) du cinéma, moi que ses récits, thèmes, et surtout ses formes, peuvent véhiculer un forme de propagande idéologique (habilement résumé, en “300 est un film de nazis”, ce à quoi Jérôme répond “non, non, c’est un péplum avec des Spartiates épilés sous les bras”).

La question est d’autant plus complexe que, dans les salles obscures, les récits délibérément craignos ne sont pas si nombreux et que les messages borderlines semblent plus souvent délivrés par bêtise que par intention de manipuler. Le long-métrage de gauche, lui, par contre, pullule, souvent porteur d’un constat indiscutable rarement porté par une réflexion adéquate sur sa forme. On se souvient des débats qui ont eu lieu autour de l’elliptique Cauchemar de Darwin ou, plus simplement encore, sur les méthodes d’enquête d’un Pierre Carles ou les montages tire-larmes de Michael Moore.
Plus on touche à des sujets touchy, ce me semble, plus il est du devoir du réalisateur de peser sa distance au sujet et son rapport au média. Lanzmann, avec Shoah, a posé une borne dans ce domaine, centrant son travail sur la parole du témoin, traçant une limite sèche, sérieuse au pouvoir des images, jusqu’à quasi disparition du médium. Le cinéma est un outil si riche qu’il piège son ouvrier plus souvent qu’à son tour…

Cet enfonçage de portes ouvertes méthodique pour en venir à notre thème du jour : le témoignage sur le fascisme est-il soluble dans la poésie ?

Patricio Guzman poursuit, nous dit-on (je n’ai pas vu ses films précédents et le regrette bien), un travail de mémoire sur la dictature militaire de Pinochet. Tâche énorme, indispensable, salutaire dans ce pays qui, comme plusieurs de ses voisins du cône sud, a connu des décennies de totalitarisme sanglant, de tortures, de disparitions d’opposants. Plus encore que l’Argentine ou que l’Uruguay, le Chili vit dans un déni de ses années sombres, sans manifester aucun désir de faire la lumière sur les crimes, choisissant délibérément de ne pas juger les bourreaux. L’acte de création pour combler cette absence de mémoire, cette aberrante opération d’effacement, est important, vital même, sans doute.

Seulement voilà. Nostalgie de la lumière est un film sur les disparus de Pinochet enterrés dans l’Atacama et les camps de concentration fascistes. Mais c’est aussi un film sur la passion chilienne pour l’astronomie amateur et les grands télescopes du désert. Et un film sur les archéologues précolombiens qui œuvrent dans cette même zone. Trois propos en un, dont deux centraux : les femmes, mères, filles des disparus qui scrutent les plateaux arides à la recherche de fragments d’os / les astrophysiciens qui étudient le fond du ciel à la rechercher d’une origine.

Cela semble d’emblée un étrange appareillage, basé sur des rapports d’association d’idées générales. Le ciel et la terre, le haut et le bas, le passé et le présent… L’unité de lieu est, elle aussi, fortuite, presque artificielle.
Mais Guzman s’entête, il veut établir des liens. Il fait parler les femmes éplorées de leur rapport à l’espace. Disserter les scientifiques sur la mémoire du pays. Il veut que chacun ait des choses à dire sur l’autre, qu’un rapport se crée. A un moment, après une nième question sur la dictature, l’archéologue répond au réal : “Oui, je sais, c’est ça qui t’intéresse au fond.”
Et il a bien raison, c’est là seul que réside la coïncidence, dans le cerveau de Guzman. Il n’y a que lui à être obsédé par Pinochet ET l’astronomie. Lui seul voit un lien évident, récurrent, avec son enfance, les billes qu’il portait dans sa poche, les supernovas, les fragments de crâne des assassinés. Beaucoup d’efforts déployés pour faire de son cas particulier une vaste vérité chilienne.

Au delà de ce constat, la forme même du film pose problème. La juxtaposition des propos par le montage produit un choc d’images de niveaux très différents : la captation de la parole des témoins voisine avec des plans Nature & Découverte, des montages accélérés de cieux nocturne, des images très retouchées de galaxies multicolores. Les bruitages recréés et la musique symphonique viennent appuyer cette impression d’irréel, d’onirisme, de fiction des parties scientifiques, qui sont façonnées, mises en scène. Cerise sur le gâteau, un glaçage en image de synthèse, très kitsch poussière d’étoiles, saupoudre les jointures, crée un lien explicitement magico-artificiels entre des scènes…
Ceci constaté, quel poids peut-on ensuite accorder aux scènes qui prétendent élucider une vérité, faire le jour sur un mystère bien réel, mettre en perspective l’obscurité de destins individuels qui façonnent l’inconscient d’une nation ?

Enfin, il y a la question de l’Atacama. Guzman passe d’un monde à l’autre par association d’idée. Mais si les trois strates de récits (dictature, astronomie et archéologie) ont bel et bien coïncidé dans un même espace-temps, n’y a-t-il pas des rapports plus concrets à aller rechercher ? Si les télescopes internationaux ont connu leur essors sous Pinochet, qu’ont à en dire les vieux chercheurs qui ont fait leur taf à deux pas de camps de concentration ? Si les archéologues et les militaires ont partagé ce même désert, comment se sont passées leurs fouilles pendant ce temps-là ? N’est-ce pas des questions un peu plus importantes qu’une métaphore Hubert-Reeves-like sur le calcium des os commun à celui des étoiles ?

Nostalgie de la lumière pose donc des questions.
D’autant plus que, sur le DVD, il y a cinq courts-métrages probablement préparatoires, tous plus sobres que le film, et qui présentent les thématiques en parallèle plutôt que mélangées.
Le premier vaut, à lui seul, l’achat de la galette. Intitulé Chili : une galaxie de problèmes, il offre en quinze minutes ce que le long oublie de proposer : une mise en perspective du drame mémoriel chilien, les paroles parallèles de témoins aux opinions divergentes. Une psy y raconte ce que des patients torturés 30 ans auparavant lui ont dit et, sans mise en scène, on se retrouve dans la parole-gigogne, dans la passation des maux, l’horreur explicite, la vérité.
Et s’il fallait chercher cette dernière au fin fond des bonus ce n’est sans doute pas un hasard. Même pour l’artiste désireux témoigner, la douleur du Chili semble continuer à vouloir se dissimuler, s’effilocher, s’enfuir.

Nostalgie de la lumière est un long-métrage documentaire-poétique de Patrico Guzman d’une durée de 90 minutes, accompagné de près d’une heure de film en bonus. Il a paru en DVD chez Pyramides Films en mai 2011.

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