Le livre noir

Les cinéphiles ont tendance à oublier que le début de carrière d’Anthony Mann était placé sous le signe de la série B. Il est d’abord reconnu comme étant le maître du western moderne, grâce à son approche picturale du traitement visuel et  à la complexité des personnages et des enjeux.  L’homme de l’ouest, je suis un aventurier et Winchester 73 sont de véritables chefs-d’œuvre qui ont marqué  l’histoire du septième art. Avant de devenir un « auteur » à part entière au sein même de l’industrie hollywoodienne, Mann fut un spécialiste émérite du petit polar fauché, sec et vigoureux, tourné dans des conditions difficiles et dans des décors naturels.

Filmés en extérieur, La brigade des suicides ou Marché de brutes tranchaient avec la production courante, en mêlant approche documentaire et lyrisme sombre. Ce côté âpre et rigoureux était sublimé  par les compositions visuelles de Jon Alton, l’un des plus grands chef op de tous les temps. Tourné à la même époque, Le livre noir est en revanche un film totalement atypique, à la lisière de nombreux genres.  Il s’agit d’un drame historique situé au lendemain de la révolution française, en 1794, période trouble et chaotique, baignant dans un climat de terreur.  Robespierre n’a qu’un but : éliminer tous ses rivaux afin de conserver les grâces de la convention.  Dans un petit livre noir, il a dressé une liste de ses ennemis, conspirateurs,  victimes de la cruauté révolutionnaire. Ce petit livre doit être détruit. Charles d’Aubigny est chargé de retrouver le livre dans le but de destituer Robespierre.

Si  l’on s’en tient à l’aspect purement historique,  Le livre noir est une catastrophe, truffée d’invraisemblances, de contrevérités, de dates erronées, d’anachronismes. Un carton situe le film en 1791 alors que nous sommes bien en 1794. Ensuite, le portrait outré de Robespierre  est certainement loin de la réalité : il apparaît comme une sorte de méchant ultime, un type effrayant  et diabolique, une sorte d’incarnation du mal. En face de lui, Danton n’est rien d’autre qu’un saint, un sauveur de la France. Ce manichéisme très hollywoodien peut déranger les historiens. Ils n’ont pas tort. Sauf que le cinéma n’est pas la reproduction du réel. Anthony Mann ne s’intéresse pas à l’exactitude des faits. Il n’est d’ailleurs pas le seul grand réalisateur à prendre ses distances avec la vérité historique. Les bondissants films d’aventure des années 50 tels que Les chevaliers de la table ronde ou Les trois mousquetaires sont parfois des modèles de révisionnisme. Plus récemment, Amadeus de Milos Forman dressait un double portrait de Mozart et Salieri en partie erroné. Dans le génial La chair et le sang, Verhoeven ne respecte pas  le souci du détail, au point de faire intervenir une échelle de pompier tout ce qu’il y a de plus moderne.

Mann raconte d’abord une histoire haletante comme dans ses meilleurs polars. La vraisemblance est sacrifiée au profit d’une efficacité narrative qui s’interdit tout temps mort. Ce qui impressionne dans Le livre noir, c’est l’incroyable densité du récit, la tension permanente qui émane d’un film qui ne s’interdit aucune fantaisie ni humour (notamment le final, avec l’apparition de Napoléon). Le film est construit comme un film noir à suspense en empruntant de nombreux codes au récit d’espionnage. On retrouve les thèmes de la manipulation, de la trahison, et du double. Et le fameux livre noir n’est au final qu’un prétexte à une histoire où les personnages ne cessent de mentir, dupé, tromper autrui. Ce livre n’est qu’un McGuffin dans le sens où son contenu ne nous intéresse pas et ne sera d’ailleurs jamais révélé.

Anthony Mann s’aventure même parfois  du côté obscur de l’univers gothique. Pour le meurtre  de Duval, la mise en scène glisse vers le cinéma d’épouvante en jouant habilement sur les clairs obscurs été les cadrages alambiqués. Le grand talent de Mann est d’avoir su tirer pleinement parti de son budget dérisoire. La reconstitution historique, tournée entièrement en studio, souffre d’un évident manque de moyen. L’absence de plan larges, de décors imposants, de figurants est heureusement compensée par une mise en scène inventive et économe, servi par une photo noir et blanc magnifique. Le talent de Jon Alton déborde de tous les côtés du cadre, il compose des images aux textures expressionnistes  n’ayant rien à envier aux plus beaux films muets de Fritz Lang.

Divertissant et sombre, Le livre noir est une pépite de la série B, une œuvre d’une étonnante modernité formelle portée par une interprétation remarquable de comédiens peu connus et aussi une impeccable direction artistique.

(1949) d’Anthony Mann avec Robert Cummings, Arlene Dahl, Richard Baseheart.

Dvd édité par Artus Films. Bonus entretien avec Jean-Claude Missiaen

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