Antiviral, de Brandon Cronenberg

A l’heure où le débat sociétal s’interroge sur le rapport entre la filiation et le bagage génétique comme socle identitaire, le premier film de Brandon Cronenberg (fils de) pourrait bien soulever une question intéressante autour de la création artistique, à savoir : les obsessions sont-elles héréditaires ?
C’est en tout cas ce que l’on serait enclin à penser à la vision d’Antiviral, premier film avant-gardiste, développé, dans sa forme, sous forte influence patriarcale (encore que, vu la tangente prise par le cinéma du paternel ces dernières années, il serait plus judicieux d’évoquer un passage de relais), mais qui pour autant, dans son propos, cherche à déjouer cette autorité inconsciente (le scénario s’avérant un furieux réquisitoire contre le principe d’aliénation).

Le cadre se situe dans un futur modernement funeste, où les individus ne vivent plus que par procuration, au travers des affections envers les célébrités qu’ils adulent (fantasmes désincarnés, montés de toutes pièces par les médias, et élevés à un rang quasi-mystique). Jusqu’ici, une réalité non anticipée.
Sauf que, dans ce monde abusé, le commun des mortels est prêt à payer de grosses sommes pour se faire implanter les germes pathogènes de leurs idoles via des cliniques spécialisées (une façon d’entrer en communion, par une souffrance passionnelle avec l’objet du désir). Comble de ce commerce sordide, les maladies précieuses sont franchisées par des sociétés de luxe et font l’objet de contrats exclusifs entre les laboratoires émetteurs et les sommités infectées; chaque virus se voyant verrouillé (pour ne pas donner lieu à des transfusions clandestines) et affublé d’une photographie virtuelle pour être rendu plus glamour aux yeux de la clientèle.
Une dérive malsaine, parmi d’autres, dans ce monde 2.0, gangréné par un voyeurisme vorace (le clichés intimes des paparazzis font désormais le beurre des journaux d’information), carnassier au point d’engendrer un commerce impensable : les restaurants à la mode proposant de la viande recomposée à partir d’ADN de stars.
Dis-moi qui tu manges, je te dirai qui tu es !Antiviral

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans ce contexte scabreux, Brandon Cronenberg tisse un thriller psychotique autour du jeune Syd March, commercial introverti, officiant pour la Lucas Clinic, un groupe qui dispose notamment du monopole des infections de la star Hanna Geist (très prisée sur le marché).
Employé faussement modèle, March s’injecte frauduleusement les sangs contaminés, pour ensuite les modifier (grâce à une machine dérobée à son entreprise) et les refourguer  sur le marché parallèle.
Sauf que, l’affaire gonfle en caillot lorsqu’il commet la faute de trop, en s’inoculant le dernier virus sévère de Miss Geist (avant même sa mise en circulation), un mal foudroyant au point de faire clamser sa filtreuse mécanique. Unique porteur d’un sang hautement sclérosé et hors commerce, March est alors au centre de toutes les convoitises, précipité dans le même temps dans une course contre cette mort qui lui coule désormais dans les veines.
Inutile d’entrer dans une autopsie plus avancée du scénario pour comprendre qu’à l’instar de l’auteur de RAGE, le jeune Cronenberg a choisi d’infiltrer la brèche du fantastique par son tissus le plus symbolique.
Telle chaire, tel bis. Si La Mouche était une saisissante parabole sur le cancer et Videodrome une métaphore avouée sur l’emprise télévisuelle, cet Antiviral, élevé à bonne école, décline sa science-fiction (ou plutôt sa fiction scientifique) en cinglant brûlot contre la perte d’identité mortifère qui contamine nos sociétés actuelles (où le désir constant de se substituer à l’autre, et de s’abreuver des maux d’autrui, a fini par supplanter celui de se découvrir).
Un concept fort, qui creuse un mal des consciences moderne, jusqu’à sa moelle, offrant cette idée neuve et loin d’être fantaisiste, qu’après la manipulation des esprits, c’est sans doute à la manipulation de notre bagage biologique (celui qui nous définit intrinsèquement) que nous devons nous attendre.
Et ce n’est pas l’essor bondissant de la chirurgie plastique, modifiant la tronche du tout Hollywood (et par extension celle de ceux qui s’y projettent) qui lui donnera tors.
Ce discours très politisé est sans doute ce qui marque le pas sur l’œuvre du père (plus tournée vers la réflexion personnelle que vers l’antagonisme social); car sous ses strates scénaristiques, Antiviral canarde large : de la malbouffe aux dérives commerciales, en passant par le vampirisme médiatique et le fanatisme pluriel, qu’il soit infantile ou implicitement religieux (boire le sang du divin, endosser ses souffrances ou mourir en son nom, c’est déjà se nier soi-même).
Cette déviance devenue grégaire, Brandon Cronenberg choisit de la faire émerger par un choc des contrastes.

Les émotions (et notamment le désir) sont illustrées de manière très cliniques, tuant dans l’œuf toute possibilité d’empathie envers les personnages.
Avec une esthétique tranchée, il fait surgir des scènes d’une intense crudité, nauséeuses et parfois agressives, dans un univers ultra aseptisé (décors minimalistes et couleurs neutres), comme autant d’éclats écarlates sur une toile blanche. Son rigide sens du cadre et sa mise en scène lente se trouvent contrebalancés par une imagerie débordante, souvent empruntée à l’esthétique cyber-punk de Shinya Tsukamoto (ces corps fusionnant avec les machines rappelant instantanément des plans de Tetsuo), l’hystérie en moins.
A ce titre, la photographie crève-rétine de Karim Hussein (visionnaire trop peu considéré et géniteur du très controversé Subconscious Cruelty ) joue un rôle primordial dans cette peinture d’un monde maquillant son agonie, en distillant une horreur à la fois répulsive et hypnotique.
Il en va de même pour la musique sournoise d’Eric Woodley qui, nous roule dans le chloroforme avec des drones pesants, avant de nous asséner d’électrisants retours synthétiques.
Mais c’est encore l’acteur Caleb Landry Jones qui porte le mieux toute l’ambivalence du film sur ses épaules.Véritable révélation de cette œuvre venimeuse, il s’avère être un choix de casting diablement judicieux : teint blafard, chevelure rousse méthodiquement plaquée, regard de granite, il tourne rapidement rouge et parvient à se congestionner avec un réalisme saisissant lors des séquences coup de sang. Son jeu, d’une froideur extrême, bousculé par des dérapages physiques crispant, contaminent littéralement l’écran et renforcent le malaise ambiant.
Performance d’autant plus méritoire qu’il s’agit ici de ternir les traits d’un anti-héros désincarné, rongé par la maladie, animé par de bas instincts et ne retrouvant une humanité que dans ses sursauts pulsionnels. On a connu meilleure carte de visite comme tremplin hollywoodien.
Une preuve supplémentaire que cet Antiviral, en bon organisme cinématographiquement modifié qu’il est, recherche bien plus le malaise communicatif que la notoriété publique.

C’est en tout cas le sentiment étrange qui en ressort, celui-là même accompagnant généralement le premier face-à-face avec une œuvre transgressive, que l’on beaucoup de mal à aimer, mais qui ne nous laisse pas indifférents.
En cela, on peut dire, sans trahir, qu’il s’agit bien là d’un film de Cronenberg, et peut-être bien du plus bel exemple à ce jour de filiation artistique.

Sortie cinéma le 13 février

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