David Gordon Green ; cinéaste au parcours schizophrène
David Gordon Green est un cinéaste insaisissable. Originaire de Little Rock, Arkansas, il a poursuivi ses études dans le sud des Etats-Unis durant lesquelles il a pu se lier d’amitié avec Jeff Nichols (devenu réalisateur de Mud et Take Shelter), Craig Zobel (réalisateur de l’excellent Compliance), Jody Hill (créateur de la série Eastbound & Down, réalisateur des très bons The Foot Fist Way et Observe & Report) et Danny McBride (co-créateur et interprète principal d’Eastbound & Down, aussi remarqué dans Tropic Thunder et This is the end).
Bien avant que ses amis ne démarrent leur carrière, il écrit, produit et réalise George Washington en 2000, à l’âge de 25 ans. L’histoire d’une bande de gosses afro-américains du sud des Etats-Unis qui se retrouvent confrontés à la mort accidentelle d’un de leurs amis. Un récit surprenant et une mise en scène atypique, poétique et planante dans la lignée de Stand by me et des œuvres de Terrence Malick. Malgré le refus du festival de Sundance, George Washington aura reçu de nombreux prix dans divers festivals, aura connu un joli succès critique et aura figuré dans le classement des dix meilleurs films de l’année 2000 du Time Magazine.
Sundance a finalement décidé de participer à l’élaboration de son prochain film réalisé en 2003, All the real girls, l’histoire d’un type amoureux de la sœur de son meilleur ami interprété par Paul Schneider, Zooey Deschanel et Danny McBride. Son style mélancolique, son observation de ce que l’on appelle « l’Amérique profonde » et sa liberté de mise en scène aura à nouveau emballé la critique (à juste titre). Ce qui lui aura permis de se faire remarquer par Terrence Malick lui-même qui produira son film suivant en 2004, le sous-estimé L’Autre rive (Undertow), avec Jamie Bell, qui raconte l’histoire de deux frangins adolescents qui tentent d’échapper à leur oncle tout juste sorti de prison ; une course-poursuite angoissante et violente au bord du Mississipi dans la lignée de La Nuit du Chasseur et Délivrance. Il mettra ensuite en scène Sam Rockwell et Kate Beckinsale dans le drame conjugal Snow Angels, réalisé en 2007 (sans doute le plus fragile de ses premiers films). La même année, il produira Shotgun Stories, premier long-métrage de son pote, Jeff Nichols.
Bien que ses films gagnent constamment la sympathie des critiques (excepté pour L’Autre rive, dont Roger Ebert était l’un des rares protecteurs en l’incluant son Top 10 des meilleurs films de l’année 2004), commercialement ils ne fonctionnent pas. Mais alors pas du tout. Ses films sont mal exploités (seul L’Autre rive est sorti en salle en France, par exemple, le reste n’existe même pas en dvd chez nous) et peinent à toucher un large public. Invité par Danny McBride et Jody Hill sur le tournage de Superbad, il fit connaissance avec la bande Apatow. L’entente est tellement bien passée que Judd Apatow et Seth Rogen décideront de lui faire confiance pour réaliser Pineapple Express ! Une très bonne comédie de stoner dans la lignée de Cheech & Chong qui aura connu un succès commercial conséquent ; malgré le fait que le film soit passé inaperçu en France – parce qu’on aime garder le cul bien serré -, il aura été classé deuxième au box-office américain juste derrière The Dark Knight en 2008.
Bien qu’il s’agisse d’un film de commande et d’un genre cinématographique complètement inédit pour Green, il parvient tout de même à créer des moments typiquement Gordon-Greenesques : le passage où Seth Rogen et James Franco sont dans la forêt (un décor très commun pour Green), le premier dialogue entre les deux protagonistes qui détonne par sa longueur (Green étant un amoureux des longs dialogues ; sur All the real girls, il a dû couper le premier acte du film car il s’agissait d’un dialogue de trente minutes), le passage où Franco et Rogen fument avec des jeunes stoners (Green étant aussi un amoureux des beaux ralentis)… C’est aussi ce qui fait la force de Pineapple Express : non seulement c’est très drôle, mais le film – grâce à ses choix de mise en scène – dégage aussi quelque chose d’atypique et frais pour ce type de comédie, un peu à l’image de la réalisation de Greg Mottola pour l’excellent Superbad.
Personnalisation qu’il n’aura malheureusement pas poursuivie dans ses comédies suivantes : Votre Majesté (Your Highness) et Baby-sitter malgré lui (The Sitter). Le premier – sorti directement en dvd en France – est une comédie médiévale à gros budget (près de 50 millions de dollars) dans laquelle Green retrouve Danny McBride, James Franco et Zooey Deschanel et qui s’est ramassée comme la merde qu’elle est, autant en salle (elle en a rapporté même pas la moitié du budget) que dans la presse. Le deuxième, tout autant descendu par la critique et exploité dans une seule et unique salle en France, parvient tout de même à largement rentabiliser ses 25 millions de dollars de budget.
(Malgré le fait que la critique se soit acharnée sur The Sitter, je dois dire que ce film n’est pas si insupportable que ça… Ok, je dois être le seul à le dire, mais j’assume : The Sitter se regarde très bien quand tu n’as pas envie de te prendre la tête et que tu as passé une très mauvaise journée. Oui, c’est peut-être mieux de (re)voir Superbad, Pineapple Express ou Step Brothers, mais si tu n’as que ça sous la main, cette comédie avec Jonah Hill n’est pas le pire des poisons. Si j’ai perdu toute votre estime, je m’en excuse, mais je peux toujours vous consoler en écrivant que j’aime beaucoup les arcs-en-ciel, les chats et la levrette.)
Le souci principal de ces deux dernières comédies – à l’opposé de Pineapple Express – est qu’il est impossible d’en identifier le réalisateur. Green s’oublie le temps de ces films, réalise en même temps quelques épisodes de la sympathique série Eastbound & Down tout en fantasmant sur son projet de remake de Suspiria qui ne se fera jamais (du moins, pas avec lui, malheureusement). Les critiques l’oublient peu à peu eux aussi.
Puis, un beau jour, il visita une forêt du Texas qui a été victime d’un incendie inexpliqué dans les années 80. Dans la même période, il découvre le film islandais Either Way (A annan veg) d’Hafsteinn Gunnar Sigurðsson qui lui plait tellement qu’il se dit qu’il pourrait en faire un remake. Et le tourner dans cette forêt texane. Ce remake devint Prince Avalanche, connu sous le titre Prince of Texas en France…
Prince Avalanche ; la transition
La raison pour laquelle je vous aie soulé jusqu’ici avec la carrière de David Gordon Green, c’est pour aider à mieux comprendre l’existence de ce film.
Prince Avalanche se passe à la fin des années 80 et raconte l’histoire d’Alvin et Lance qui travaillent sur les marquages d’une route endommagée par le feu. Alvin se languit de sa copine (qui n’est autre que la sœur de Lance) et Lance ne pense qu’à arriver au week-end pour faire la teuf et niquer de la meuf.
Produit avec un modeste budget de 750 000 dollars avec l’aide de Jody Hill et Danny McBride, Green voulait faire un film sur lequel il pouvait avoir le contrôle total sans se soucier du box-office, et donc, des attentes du public. Ici, pas d’intrigue racoleuse, peu d’acteurs et pas mal de liberté en termes de mise en scène ; nous sommes dans une sorte d’En attendant Godot situé dans le trou du cul du Texas. « Il n’y a pas de « pitch » auquel s’accrocher. Si vous cherchez cela, le film s’effondre. Je n’aime pas amener le scénario sur le tournage, je laisse les acteurs l’utiliser comme ils l’entendent.* », exprime Green.
D’ailleurs, ce scénario constitue peut-être le bémol du film. Il est un bémol si vous regardez le film original, Either Way, avant ou après car Green ne s’est pas seulement inspiré du film islandais, il en a carrément copié la plupart des séquences et la quasi-totalité des dialogues. En ces termes-ci, la différence entre les deux films pourrait s’apparenter aux affiches ci-dessous.
On pourrait accuser le réalisateur d’All the real girls de ne pas avoir pris assez de distance avec le film original, de l’avoir plagié pour faire un énième remake ricain. Mais David Gordon Green n’est pas un cinéaste comme les autres et Prince Avalanche n’est pas un remake comme les autres. Si Green a repris la narration d’Either Way, il y a un élément sur lequel il a pris énormément de liberté : l’atmosphère.
Les décors d’Either Way sont rocailleux, durs, peu accueillants, presque post-apocalyptiques. Pour Prince Avalanche, Green a choisi d’aborder un véritable fait divers en guise de toile de fond : l’incendie inexpliqué d’une forêt texane au cours de laquelle plusieurs maisons ont été détruites et quatre personnes ont péri. L’atmosphère – soignée par les cadrages, la belle photographie de Tim Orr et la musique d’Explosions in the Sky et David Wingo – demeure mélancolique, accueillante et inquiétante à la fois et même un brin surnaturel. Green revient à ce qui faisait l’une des particularités de ses premiers films : le travail sur l’atmosphère devenant plus important que le travail sur la narration.
La dimension mélancolique est aussi soulignée par le personnage d’Alvin – interprété par l’excellent Paul Rudd -, en particulier lors de la séquence où il se retrouve seul dans la forêt durant tout un week-end, alors que son comparse est parti faire la fête en ville (séquence qui correspond à l’une des libertés entreprises par Green par rapport au film original, ce dernier ne s’intéressant pas à ce week-end de solitude vécu par le personnage principal). Alvin pêche en tortillant du cul, se promène, visite les débris d’une maison victime de l’incendie, discute avec une ancienne habitante de la fameuse maison qui recherche un papier qu’elle ne trouvera probablement jamais. Passage douloureux du film durant lequel la réalité et la fiction ne font plus qu’un (la dame qui apparait à l’écran habitait réellement dans cette maison réduite en cendre, détail que Paul Rudd ignorait lors du tournage de la scène ; Green a choisi de filmer ce moment sans donner de texte à ses comédiens pour privilégier des émotions authentiques). Mais ce week-end de solitude bascule assez vite dans l’absurde lors d’une scène où Alvin se met à fantasmer sur une vie bien rangée avec sa copine alors qu’il se balade au sein d’une maison partie en fumée. L’absurde est l’une des fascinations de Green ; il aime montrer des moments, des réactions, des gestes que l’on peut difficilement expliquer.
Alvin se retrouve face à la fin de la relation qu’il entretenait avec la sœur de Lance. Lorsqu’il apprend la nouvelle par le biais d’une lettre, Alvin se sent trahi et se demande ce qu’il a bien pu foirer. Ces questions dans un premier temps sans réponses plongent Alvin dans une forme de dépression. Le caractère d’Alvin change avec le climat de la forêt lors d’une courte séquence ; l’atmosphère du décor reflète l’état d’esprit des personnages.
Le personnage de Lance – interprété par le non moins excellent Emile Hirsch – représente le petit con égoïste, mais attachant. Un jeune un peu naïf ne pensant qu’au sexe et qui a dégoté ce boulot uniquement parce qu’Alvin voulait être sympa avec la sœur de celui-ci. Les personnages du film de Green ont le mérite d’être plus intéressants et attachants que dans le film de Sigurðsson ; leur dualité est tout de même un peu plus développée et plus agressive malgré les limites de sa liberté narrative.
Ce qui rend aussi Prince Avalanche un peu plus intéressant qu’Either Way est sa double lecture. On peut y voir une simple comédie dramatique sur deux couillons qui bossent dans une forêt, ou on pourrait aller un peu plus loin en analysant la cohérence entre le fait divers emprunté par Green et ses personnages : en effet, l’incendie a provoqué la mort de quatre personnes et le film ne possède que quatre personnages. Alvin, Lance, la dame qui fouille son ancienne maison – qui apparaît à quelques reprises telle une dame blanche – et le vieux camionneur sympa et un peu alcoolo qui croise de temps en temps leur route. A part eux, on ne croise personne et on ne sort jamais de cette forêt. On croise seulement quelques enfants à la fin du film qui jouent sur les débris de leur ancienne maison ; passage symbolique si on se tient au deuxième niveau de lecture. « On peut penser que tout le film se passe dans un purgatoire, entre l’enfer et le paradis, avec ces personnages qui sont peut-être morts dans les flammes.* », éclaire Green. Niveau de lecture un peu fragile, mais cohérent.
Avec ce film, Green ne cherche pas la reconnaissance des critiques qui l’avaient peu à peu abandonné lors de sa carrière comique, il ne cherche même pas à faire un remake tellement plus inventif que le film original. Ici, Green retourne aux sources, s’amuse, aborde ses obsessions. Prince Avalanche possède quelque chose de libérateur pour Green ; il s’agit d’une modeste montagne à gravir sans qu’il n’ait à se soucier de l’avalanche. Ses premières expériences en tant que cinéaste semblent lui manquer, mais il est aussi friand de toute la bande Apatow qu’il a rencontré au cours de ces dernières années. Il a voulu créer une collision entre ces deux mondes, une collision qui lui permettra d’avancer vers ses nouveaux films – qui semblent être dans la lignée de L’Autre rive : le sombre Joe (sortie prévue dans les salles françaises le 30 Avril) et le futur Manglehorn, un drame sur le quotidien d’un ancien détenu. « Prince Avalanche a été une transition parfaite pour revenir à quelque chose de plus grave. Cela fait des années que je souhaite faire un film d’horreur… Joe n’est pas un film d’horreur, mais il s’en rapproche par certains aspects.* », explique Green. Prince Avalanche est donc une transition libératrice et hautement sympathique qui rappelle les premières œuvres de ce cinéaste encore méconnu, particulier, au parcours surprenant et au talent absolument certain.
En ce qui concerne le dvd édité par Memento Films, le film n’est disponible qu’en version originale sous-titrée français et possède quelques bonus dont une intéressante interview de David Gordon Green, sa filmographie, une bande-annonce et un sympatoche clip musical d’Explosions in the Sky et David Wingo.
* Propos recueillis par Vincent Malausa (Les Cahiers du Cinéma n°693 – Octobre 2013).
Prince of Texas disponible en dvd chez Memento Films.
Bande-annonce de Joe, le nouveau film de David Gordon Green (en salle le 30 Avril 2014).