Jenny Hager n’est pas née sous la meilleure étoile. Entre un père alcoolique et une mère qui a fui le domicile conjugal, elle est à la fois la victime et le bourreau de son propre destin. Petite fille, alors qu’elle jouait avec des amis, elle tenta de noyer un de ses camarades. Mais déjà manipulatrice et séductrice, elle sauve l’enfant de la noyade s’attribuant les honneurs des autres.
Cette séquence inaugurale caractérise à merveille la personnalité d’une des figures maléfiques les plus fascinantes rencontrées dans un film noir. Jenny n’est pas à proprement parler l’archétype de la manipulatrice, de la femme fatale telle que le cinéma américain a érigée en icône grâce à des actrices totalement hypnotiques comme Barbara Stanwick (Assurance sur la mort), Lana Turner (Le facteur sonne toujours deux fois), Gene Tierney (Laura) Rita Hayworth (Gilda) ou encore Lauren Bacall (Le grand sommeil). Jenny souffre d’un mal être finalement commun : le besoin de reconnaissance, d’être aimée et adulée par autrui. Ce besoin –quasi pathologique- va se cristalliser aux dépends des autres, quitte à les faire souffrir ou à les pousser à l’irréparable (le meurtre et le suicide). Jenny veut dans un premier temps sortir de sa condition « prolétaire », accéder à la « luxure » en épousant le vieux Porter, commerçant devenu riche, puis elle va séduire son fils et le pousser à tuer le père…
En apparence, Jenny incarne le mal dans toute sa splendeur. Son désir de manipuler les hommes est quasi-pulsionnel, incontrôlable. Elle n’est pas machiavélique au sens strict du terme, elle n’a pas de plan pré-établi. Le schéma classique du roman noir à la Chandler ou James Cain se trouve chamboulé par la description d’un personnage issu d’un cinéma fantastique à tendance gothique. Comme si Jenny était finalement le jouet d’une force divine défiant les lois de la rationalité. L’action se situe par ailleurs en 1820 dans une petite ville portuaire de la nouvelle Angleterre. Cette ville est décrite comme un lieu de perdition où les hommes s’adonnent à l’alcool et à la violence envers les femmes. Les autorités en place ont bien du mal à gérer ce mode de vie « décadent ». Cette atmosphère chaotique tempère l’aspect misogyne que le film peut revêtir.
La religion est aussi présente dans ce film étrange qui baigne dans un climat oppressant et de désir refoulé. La grande force du cinéaste est de rester sur une position ambiguë, constamment ambivalente. La mauvaise graine qui dévore les entrailles de Jenny ne la rend pas complètement antipathique. Elle est humaine, consciente du mal qui la possède. Elle culpabilise mais ne peut s’empêcher d’assouvir ses envies même les plus inavouables. Le regard de Ulmer est presque compatissant. Le moment, complètement halluciné, où le prédicateur, qui ressemble d’ailleurs à une sorte d’illuminé de Dieu, s’en prend aux femmes viciées par le pêché et la luxure, entretient un malaise réel, d’autant que Jenny ne peut retenir ses larmes comme si elle était jugée à cet instant.
Loin du thriller mécanique jouissif, Le démon de la chair est un film bouleversant, un mélodrame désespéré qui renvoie au sublime Pêché mortel de John M. Stall. Mais aux couleurs flamboyantes de ce dernier, Edgar G. Ulmer opte pour un noir et blanc sombre et secret, héritage direct des ambiances expressionnistes. La séquence de l’orage où Jenny va tomber dans les bras de John Evered (impeccable George Sanders) est absolument sublime. Elle porte en elle toute la puissance symbolique que véhicule un amour désiré à n’importe quel prix. Les éclairs traduisent l’intensité charnelle et érotique d’un des baisers les plus fascinants de l’histoire du cinéma. On dirait du Douglas Sirk qui aurait tourné quelques scènes.
Edgar G. Ulmer, figure atypique du cinéma, capable du pire comme du meilleur, auteurs de séries B incroyablement bien tenues (le formidable Détour), signe son meilleur film avec Le bandit, western déchirant d’émotion, et Le chat noir qui réunissait les légendaires Boris Karloff et Bela Lugosi.
La mise en scène, intelligente et inspirée, parvient toujours à pallier les carences budgétaires, grâce une gestion de l’espace impeccable et à un sens du cadre inouï. Hedy Lamar trouve là son plus beau rôle au cinéma avec celui de la jeune femme manipulée dans l’excellent Angoisse de Jacques Tourneur.
(USA-1946) de Edgar G. Ulmer avec Hedy lamar, Georges Sanders, Louis Hayward
Bach Film. Durée : 99 mn. Format : 4/3 1.33. Audio : VOST (mono). Noir et blanc
Bonus :
A propos du film par Stéphane BOURGOIN.
Film noir, Polar : Interventions brèves de Jean-Hugues OPPEL, Claude MESPLEDE, Nadine MONFILS, François GUERIF.
Le noir, univers transgenre par : François GUERIF, Claude MESPLEDE.
Merci pour cette critique. j’étais tombé sur une similaire avec des arguments et comparaisons semblables ici :
http://www.psychovision.net/films/critiques/fiche/1467-demon-de-la-chair-le
L’un dans l’autre, tout cela donne vraiment envie!
En plus il est encore trouvable à un prix modéré
http://www.priceminister.com/s/le+demon+de+la+chair?nav=Video_DVD-Zone-2
ou sur le site de Bachfilms que suis-je bête
http://bachfilms.com/serial-polar/276-le-demon-de-la-chair-3760054380837.html
Merci beaucoup, je l’avais commandé hier du coup.