Dès les premières images, hypnotiques et sensuelles, le ton est donné. Le prologue débute, on s’en doute tout de suite, par une séquence de rêve, référence directe à Répulsion. L’héroïne, Carole, comme Catherine Deneuve dans le chef d’œuvre de Polanski, traverse un train au ralenti. Elle est entourée de gens nus. Brusquement, elle chute dans un grand vide et atterrit sur un vaste lit rouge en compagnie d’une jeune femme sublime. Les deux beautés s’étreignent, mélangent leur corps dans un désir saphique filmé avec une grâce inouïe. Les plaisirs de la chair se lovent en arabesques visuelles évoquant à la fois Jess Franco et Alain Robbe-Grillet. Cet érotisme cérébral, porté par la sublime partition d’un Morricone au sommet de sa forme, se clôt par le meurtre sauvage de la beauté inconnue. Cette immersion au cœur du rêve cauchemardesque de Carole est tout sauf gratuite et prendra un sens amer dans l’épilogue.
Carole ne se réveille pas en sursaut comme dans bons nombres de films. Il s’agit en fait d’une « réinterprétation » orale du rêve de Carole reformulée lors d’une séance avec son psy. Elle tente de chercher un sens à ce qu’elle a vu ou cru avoir vu et/ou ressenti. Mais elle n’a jamais croisé la jeune femme en question, ni même aperçu son visage. Or il s’agit, et on l’apprendra vite, de sa voisine du dessous que l’on retrouvera assassinée de plusieurs coups de couteaux. Comme dans son rêve prémonitoire. Evidemment, elle va se retrouver soupçonnée de meurtre. Mais cela pourrait aussi bien être son père ou son mari.
Le venin de la peur est avant tout le portrait d’une bourgeoise frustrée, fille d’un politicien en affaire avec son mari, qui va plonger avec une certaine délectation dans une spirale de folie où se mêlent sans réelle distinction rêve et réalité. Du moins en apparence. Ce qui est sûr en revanche, c’est la volonté de l’héroïne de briser (consciemment ?) les tabous originels de sa condition sociale, de s’extirper de son milieu conservateur ennuyeux et aseptisé.
Le venin de la peur connut une drôle de carrière, ou pour être plus exact, ne connut pas de carrière du tout. Sorti dans l’indifférence total en 1976 dans certaines salles parisiennes sous le titre racoleur des Salopes vont en enfer pour être «édité » dans un copie plein cadre en VHS au début des années 80, ce film « maudit » mérite d’être pleinement réévalué aujourd’hui, plus que la majorité des giallo, genre auquel il appartient certes mais de manière plus subtile et transgressive.
Lucio Fulci, alors au sommet de son art, livre un giallo psychédélique, formellement étourdissant, multipliant les effets de style inventifs : split screen, distorsion de la caméra, travelling, flou artistique, cadrages insolites se télescopent brillamment avec une fluidité exceptionnelle. Ce travail plastique sur l’image est le fruit d’une collaboration unique et ne fait que confirmer l’hégémonie du cinéma d’exploitation des années 60/70 lorsque les cinéastes avaient les moyens d’engager les meilleurs techniciens du moment.
Le chef opérateur Luigi Kuveiller (Enquête sur un citoyen au dessus de tout soupçon, Les frissons de l’angoisse) déploie des trésors d’ingéniosité pour rendre palpable cet univers onirique et pulsionnel, fruit du mental d’une jeune femme dont on ne sait pas trop si elle est victime de paranoïa ou de persécution tangible. La virtuosité du montage de Giorgio Serralonga (Et pour quelques dollars de plus) participe pleinement à cette confusion entre fantasme et réalité grâce à des procédés visuels pertinents.
Fulci entretient une ambiguïté qui ne fléchira pas jusqu’à la résolution finale et celle-ci réduira en cendres toutes nos interprétations. Le scénario est un modèle d’écriture, rien n’est laissé au hasard. L’articulation entre le déroulement d’une intrigue prenante et les incursions abstraites à l’intérieur de la psyché instable de Carole, agrémentée de visions démentes et sensitives, nous immerge au cœur d’un film novateur et complexe, très éloigné du cinéma d’exploitation en vigueur.
Lucio Fulci est un cinéaste à la fois instinctif et réfléchi. Instinctif lorsqu’il s’agit d’assembler une série de plans, d’utiliser de manière un peu grotesque le zoom, de jouer avec des idées de mise au point rappelant parfois le travail d’un Jess Franco. Réfléchi lorsqu’il dissémine des références toujours à propos (M le maudit, La maison du docteur Edwards, La vie criminelle d’Archibald Cruz mais aussi la peinture torturée de Francis Bacon) ou quand il jongle avec les symboles et métaphores plus ou moins abscons (l’oie dans le ciel tout droit sorti d’un tableau de Dali accroché au-dessus du lit de Carole).
Traversé de trouées gores déstabilisantes et d’un érotisme charnel et trouble, Le venin de la peur est aussi en filigrane un impitoyable réquisitoire à l’encontre d’une bourgeoisie corsetée dans ses vieilles traditions et d’un mouvement hippie plus hypocrite qu’hédoniste.
De façon plus distanciée et ironique, il s’en prend à la psychanalyse, et précisément, à l’interprétation des rêves. Mais Fulci ne la rejette pas en bloc tant son film s’en imprègne. Il y est question quand même de refoulement sexuel, de relation quasi oedipienne entre une fille et un père.
Enfin, ce giallo singulier ne serait rien sans la beauté irradiante de ses actrices, qui crèvent l’écran dès leur apparition (la blonde Anita Strindberg et, surtout, la brune Florinda Bolkan). Face à ces créatures, magnifiées par le regard de Fulci, moins misogyne que d’habitude, Jean Sorel, pourtant parfait dans son rôle, paraît bien fade. On peut aussi noter la présence de l’excellent Stanley baker, acteur so british et loin du bis, croisé chez Jospeh Losey (Accident) et Mario Monicelli (La fille au pistolet).
(ITA/FRA/ESP-1971) de Lucio Fulci avec Florinda Bolkan, Jean Sorel, Anita Strindberg, Stanley Baker, Leo Genn, Alberto De Mendoza
COMBO CD/DVD/BLU-RAY – DIGIPACK 3 VOLETS AVEC FOURREAU édité par LE CHAT QUI FUME
Durée : 1h42.Format : / 16.9 / 1.85 / COULEUR.
Blu-Ray :
Audio : Italien – Anglais – Français en DTS HD MONO D’ORIGINE
Sous-titres : Français (pour les pistes anglaise et italienne) et Anglais (pour la piste italienne)
Dvd :
Audio: Italien – Anglais – Français en MONO D’ORIGINE
Sous-titres: Français (pour les pistes anglaise et italienne) et Anglais (pour la piste italienne)
Bonus :
CD de la musique du film par Ennio Morricone (1h14)
A mon humble avis, le bonus le plus indispensable de ce magnifique coffret digipack ! La beauté de la musique de Morricone, à la fois atonale et mélodique, est un ravissement pour les oreilles. Son goût pour les expérimentations et les instruments les plus variés et insolites atteint ici des sommets. Avec celles écrites pour Argento, il s’agit ici des compositions les plus inspirées du musicien lorsqu’il aborda le giallo.
Le Venin de Fulci par Anita Strinberg (13 min) :
La cultissime actrice suédoise, s’exprimant dans un français nickel, évoque sa rencontre avec Lucio Fulci mais parle très peu du Venin de la peur, réalisé il y a maintenant 44 ans. L’entretien est agréable et fourmille d’anecdotes pittoresques. Et pour son âge (76 ans) Anita est restée un belle femme. Pour info, l’actrice s’appelait à l’origine Anita Edberg, nom un peu trop proche de l’interprète de la Dolce vita.
Le Venin de Fulci par Jean Sorel (16 min) :
Plus attentif au travail du cinéaste avec qui il ne tourna que deux fois, Jean Sorel se souvient très bien du tournage du Venin de la peur et se livre à une analyse assez pertinente de l’œuvre de Fulci. Il aborde aussi le contexte du cinéma de l’époque qui incitait les acteurs français à mener une carrière en Italie.
On reste assez impressionné par la mémoire vive d’un acteur qui évoque avec beaucoup d’émotions la personnalité complexe de l’auteur de L’enfer des zombies.
Le Venin de la peur par Lionel Grenier (21 mn), Jean-François Rauger (21 min), Olivier Père (26 mn), Christophe Gans (38 mn) et Alain Schlokoff (23 mn)
Pas moins de 5 intervenants se focalisent sur l’une des œuvres charnières du cinéaste. Une manière intelligente de réhabiliter un film complexe, suscitant des interprétations diverses. A ce titre, les analyses les plus pertinentes et passionnantes sont celles de Jean-François Rauger et de Christophe Gans qui se livrent pourtant à deux réflexions antinomiques (mais complémentaires). Alors que le directeur de la programmation de la Cinémathèque voit en Fulci (par rapport à son frère ennemi Dario Argento) un cinéaste instinctif et pulsionnel, l’ex-rédacteur en chef de Starfix insiste sur la dimension réfléchie de l’auteur et particulièrement sur la manière dont il utilise les symboles et références. Pour Gans, la mise en scène d’Argento est primitive et intuitive, liée à son absorption de substances illicites. Alors que Fulci pense ses films comme un vrai auteur. Cette ode inédite du réalisateur de l’Au-delà mérite un sérieux approfondissement. On n’a pas fini d’en parler.
Il ne faut pas négliger l’intervention de Lionel Grenier, spécialiste de Lucio Fulci (voir son site luciofulci.fr), qui se livre à quelques réflexions très pertinentes. Son érudition et sa passion pour le cinéaste forcent l’admiration. Il est de tous le plus calé sur l’œuvre du cinéaste.
Olivier Père, ex journaliste des Inrock et directeur d’Arte France cinéma, fan de bis depuis longtemps, s’intéresse à la carrière de Fulci qu’il connaît sur le bout des doigts. Enfin, s’il se livre à quelques souvenirs touchants, l’intervention du directeur de L’écran Fantastique, Alain Shclokoff reste assez anecdotique et superficielle. Mais il fut sans doute un des premiers critiques à défendre ses films. Rien que pour ça : chapeau !
Les vies de Lucio Fulci (14 min)
Lionel Grenier revient sur le parcours atypique de l’italien, de ses premiers films (beaucoup de comédies avec Toto) jusqu’à son ultime film, La porte du silence.
Il aborde aussi sa carrière de journaliste et de scénariste, voir d’écrivain.
Le Venin des censeurs (8 min)
Évidemment, on ne peut parler de Fulci sans dire un mot sur la censure et les déboires que le pauvre cinéaste a connu avec elle. Une histoire de désamour constant. Pour info, la scène des chiens causa un scandale. Fulci fut poursuivi en justice et il fallut l’intervention de Carlo Rambaldi pour prouver qu’aucune bête canine ne fut massacrée grâce à une démonstration de ses talents en matières d’effets spéciaux.
Les versions du Venin (3 min)
Stephane Bouyer en l’espace de 3 minutes nous explique de façon très clair et ludique les différences de montage entre les versions italiennes, américaines et françaises. Efficace, rigolo et précis.
Scène supplémentaire : La séquence de Dîner chez les Hammond qui existait néanmoins dans les versions italiennes et françaises.
Génériques alternatifs (5 min) :
Amusant bonus afin de comparer les différents génériques de début et de fin selon les pays.
Le Venin de la peur en mode VHS (95 min) :
Pour les pervers ou les nostalgiques ! Voire les deux à la fois.
Films-annonces américains et français
Galerie photos
Je suis beaucoup plus circonspect. Ok ça démarre franchement bien avec ces visions oniriques, ce montage en split-screen totalement justifié (petit dîner bourgeois vs orgie chez les hippies) et ce climat de paranoïa. Mais ensuite, ça se gâte franchement avec beaucoup de blabla (j’avais l’impression d’être dans un Columbo pour ne pas dire Derrick) et des poursuites rallongées. A part dans la scène des chiens et un tout petit peu dans la scène de l’église, on ne retrouve jamais la flamboyance et le délire de l’introduction. Déçu après toutes ces dithyrambes !