Qui l’a vue mourir, d’Aldo Lado

Megève, France 1968. Une petite fille et sa nurse s’amusent dans la neige. Les plans sont somptueux. La ritournelle obsédante composée par le grand Ennio Morricone monte en crescendo, insufflant à ce prologue une dimension particulièrement inquiétante, jusqu’à ce que le drame surgisse. Nicole, échappant à la surveillance de la gouvernante, est assassinée et ensevelie sous la neige par une mystérieuse présence filmée en caméra subjective.  Seul indice : un voile transparent et moucheté recouvre le visage de l’assassin.

4 ans plus tard, cette même ombre maléfique observe une autre jeune fille, Roberta, en plein Venise. Elle est la fille d’un artiste peintre exerçant au cœur de la cité des doges. Première surprise : Aldo Lado repousse patiemment le moment du meurtre, interrompu à chaque fois par un élément impromptu. La tension monte et le cinéaste joue très habilement avec nos nerfs. Le thème musical répétitif sied magnifiquement à ces plans anxiogènes cadrés à la perfection et surtout valorisant le décor vénitien, lieu qui apparaît ici sous un angle non pas touristique, mais suffocant et pesant. La ville de Venise avait rarement été perçue à travers un prisme aussi dépressif et lugubre. Elle devient même un personnage à part entière dans ce giallo singulier, lorsque le cinéaste utilise la caméra subjective de manière aussi intelligente (beau travail du chef op Franco Di Giacomo), préfigurant quelques années avant, la virtuosité de Carpenter sur La nuit des masques en matière de gestion de temps et d’espace. On pense aussi à Ne vous retournez pas réalisé l’année d’après par l’anglais Nicolas Roeg. L’architecture étouffante, avec ses ruelles sombres, ses escaliers interminables, ses murs défraîchis, ressemble à un labyrinthe sans issue, qui étouffe les personnages et les détourne du droit chemin. Comme si le mal était au cœur de la ville comme une entité abstraite mais planant sur la psyché de tous les individus, n’épargnant que les enfants qui ne peuvent que disparaître.

Le leitmotiv musical intervient à chaque apparition du meurtrier sauf lorsque les enfants forment une ronde et chantonnent la comptine qui s’intègre au récit même comme élément diégétique  indiquant alors la disparition immanente de Roberta juste après la séquence. Cet ingénieux dispositif évoque furieusement M le maudit, référence flagrante sur bien des points, à commencer par le point de vue adopté par un cinéaste qui détourne un genre ultra codifié pour réaliser en réalité un pamphlet social et politique d’un nihilisme ravageur. Aldo Lado, cinéphile pertinent, utilise la musique d’une façon identique à Fritz Lang, dans son chef d’œuvre préfigurant la montée du nazisme.

Alda Lado poursuit son analyse en pointillés d’une Italie rongée par la corruption et le vice. Sa vision évite un moralisme douteux ou une complaisance facile grâce à la mélancolie rémanente qui imprègne le film doublé d’un climat de suspicion insidieusement anxiogène.

L’intelligence morbide de ce thriller transalpin atypique est de nous présenter l’adulte comme un danger « potentiel » pour le monde de l’enfance en insécurité constante face au comportement ambigu de tous les personnages principaux. Aldo Lado jette même le doute sur le père de Nicole, citoyen au dessus de tout soupçon en apparence, lorsqu’il embrasse sa fille avec une tendresse légèrement troublante. Idem lorsque son ami journaliste passe sa main (trop ?) affectueuse dans les cheveux de la jeune fille. Le cinéaste se détourne alors du terrain glissant vers le sordide pour mieux filer la métaphore d’une société injuste où règne la loi du plus fort, où l’innocence se doit d’être pervertie ou éliminée. On peut y décerner une critique de la politique dominante, celle des nantis écrasant sans scrupule le petit peuple. Cette lecture « marxiste », un peu naïve,  n’est pas si fantaisiste que cela lorsqu’on écoute les propos d’Aldo Lado, très conscient de la portée intellectuelle de son film. Il en était de même avec son magnifique Je suis vivant qui, en dépit d’une histoire différente, abordait la même thématique.

Qui l’a vue mourir est emprunt d’une tristesse et d’une douceur qui tempèrent la violence d’un propos foncièrement misanthrope. Et sans dévoiler la résolution d’une intrigue solidement écrite par Francesco Barilli (réalisateur de deux gialli cérébraux particulièrement réussis, Le parfum de la dame en noir et Pensione Paura) et Massimo D’avak, toute tentation d’hurler au film crapoteux et moralisateur  se voit démentie par sa conclusion plutôt salutaire.

Cette oeuvre hybride, à  la lisière du cinéma de genre et d’auteur, captive de la première à la dernière image et n’oublie pas d’y insérer les éléments indispensables à la réussite de tout bon giallo qui se respecte. A savoir : des meurtres graphiques très inspirés, un érotisme emprunt de fétichisme et une intrigue complexe et retorse au risque d’être parfois confuse.

Cerise sur le gâteau, le casting est un sans faute, ce qui n’est pas toujours le cas dans ce type de productions. George Lazenbi, ex-James Bond déchu d’Au service de sa Majesté, est parfait en père meurtri. L’intrigante Nicoletta Elmi joue à la perfection l’innocence de l’enfance et deviendra par la suite une égérie du cinéma d’épouvante italien (Emilie l’enfant des ténèbres, Profondo Rosso).

Anita Strindberg est, comme d’habitude, divine et les excellents Adolfo Celi et José Quaglio complètent une distribution impeccable, jusque dans les moindres seconds rôles.

Aldo Lado aurait pu être un auteur important du cinéma italien, déviant et dérangeant, mais non exempt de sensibilité. Deux ans plus tard, il réalise le terrifiant, La bête tue de sang froid (ou Le dernier train de la nuit), rip off de La dernière maison sur la gauche de Wes Craven.

Hélas, la suite de sa carrière est plutôt décevante malgré son rigolo L’humanoïde.

(ITA/ALL-1972) d’Aldo Lado avec George Lazenbi, Anita Strindberg, Peter Chatel, Adolfo Celi, Nicoletta Elmi

Editeur : The Ecstasy of Films

Fiche technique. Durée : 90 mn. Image : 2,35 : 1 (16/9e compatible 4/3). Audio : 2.0 Mono. Langue : italien. Sous-titres : français

Bonus :
– Rouge Vénitien : entretien avec Aldo Lado (34′ 50″)
– L’enfant des ténèbres: entretien avec Nicoletta Elmi (24′ 27″)
– Écrire en noir: entretien avec Francesco Barilli (13′ 48″)

– Bande-annonce originale (3′ 03″)
– Catalogue éditeur
– Livret de 20 pages : Jérôme Pottier (Analyse du film) et Lucas Giorgini (Analyse de la B.O)

Les entretiens sont assez passionnants, particulièrement celui du cinéaste Aldo Lado qui nous surprend : il nous révèle que certaines idées de l’oiseau au plumage de cristal viennent de lui. De plus, il insiste bien sur le contexte politique de son pays l’éloignant de l’habituel discours langue de bois d’autres cinéastes bis, insistant bien qu’ils ne font pas de politique et qu’ils ne sont que des artisans oeuvrant dans le divertissement.

Belle analyse du film par Jérôme Pottier et de la musique savamment décortiquée par Lucas Giorgini

qui l'a vue mourir

0 commentaires sur “Qui l’a vue mourir, d’Aldo Lado”

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.