L’étreinte du serpent, de Ciro Guerra

Dans les années 40, un américain vient à la rencontre de Karamakaté, un vieux chaman qui vit reclus dans le nord de l’Amazonie.  Evans dit ne pas pouvoir rêver et cherche la yakruna, une plante rare qui pourrait le guérir. L’indigène est troublé car trente ans auparavant, un scientifique allemand nommé Théo lui avait également de l’aide pour trouver cette plante.

Le film appartient au genre “into the wild”, initié il y a longtemps par la nouvelle séminale de Joseph Conrad, Au coeur des ténèbres, qui avait déjà inspiré Apocalypse Now. Il s’agit d’un voyage et ce n’est pas tant le but recherché qui est important que le cheminement des personnages, aussi bien géographique que spirituel. Cette confrontation avec la nature est aussi évoquée à travers certains films de Werner Herzog comme Fitzcarraldo et Aguirre, la colère de Dieu. L’étreinte du serpent partage de nombreuses similarités avec ces films. Débarrassé de son confort lié à la modernité, l’homme se retrouve seul face à lui-même. Mais le film évoque bien d’autres aspects liés spécifiquement à l’histoire de l’Amazonie.

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Le film fonctionne comme un récit d’aventures. En cela, il présente un regard à première vue naïf car il s’agit d’une succession de péripéties parfois dignes d’un Tintin. Chaque escale sur la rive est l’objet d’une vignette, qui se dénoue assez rapidement et qui raconte à chaque fois un contact entre le “monde civilisé” et les habitants. Si le film montre en parallèle les deux voyages (celui de Theo en 1909 et celui d’Evans en 1940), il se concentre principalement sur celui de Theodor. Le réalisateur s’est en effet basé sur les carnets de voyage d’un ethnologue ayant réellement existé, l’Allemand Theodor Koch-Grünberg.  C’est l’excellent acteur belge Jan Bijvoet qui prête ses traits à l’explorateur, une “tronche” de savant fou bien reconnaissable, qui figure au casting du bizarre Borgman d’Alex van Warmerdam.

Cependant, l’adaptation des carnets n’est pas littérale et à mesure que l’on avance sur l’affluent, on sent bien que deux regards distincts s’opposent avant de devenir complémentaires. Le point de vue indigène contamine peu à peu l’esprit scientifique. Ainsi, les fictions et les fables locales sont  aussi une façon de voir la réalité du monde. Les croyances se croisent, se marient et s’opposent. Si l’ethnographe ne veut pas perturber la peuplade, son compagnon le chaman affirme qu’il ne faut pas empêcher les autochtones d’apprendre. Le réalisateur colombien en profite pour dérouler toute la mythologie des peuplades amazoniennes. Ainsi, la forme sinueuse du fleuve serait en fait un anaconda géant venu du ciel. Les Dieux auraient laissé des cadeaux aux hommes. Ce sont les plantes hallucinogènes, permettant de communiquer avec le divin.

Historiquement, les deux explorateurs ont marqué leur époque car ils ont été parmi les premiers à s’intéresser et à partager le savoir indigène. Car avant eux, il s’agissait bien sûr de piller les ressources de la jungle (le caoutchouc de l’hévéa notamment). Cet aspect est évidemment évoqué dans le film mais en filigranes par le biais des personnages de leurs relations. De même, il est question de l’installation de missions chrétiennes.

Le récit est assez dense car Ciro Guerra veut parler de beaucoup de choses et livre finalement un film-somme sur l’Amazonie.  Mais le récit est linéaire, les images et le son envoûtent, ce qui rend l’oeuvre très digeste. La suite d’aventures picaresques est même sublimée lorsque nous voyons l’étrange spectacle d’un combat entre un serpent et un jaguar. Documentaire animalier ou illustration d’une scène mythologique ?

Le film est en noir & blanc, ce qui l’inscrit volontairement dans un contexte ancien. Il y a une deuxième raison plus surprenante mais que je dois taire ici pour ne pas gâcher la surprise. Aussi, ce noir et blanc permet de faire de l’anti-spectaculaire. Les décors naturels, au lieu d’être flamboyants de couleurs, sont étouffés, mis au second plan. Et pourtant, la jungle a du mal à s’effacer. La luxuriance est bien là, semblant à chaque plan vouloir engloutir les hommes en son sein.

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L’écologisme, un mouvement très actuel, a pour objectif le respect de la nature, basé sur des constatations scientifiques. A travers le film, on voit que les locaux respectent également la nature, mais du fait de leurs croyances et de la mythologie en place. Ceci renforce le message du film qui est de dire qu’une vision autre peut être valable.

Si ce river movie (équivalent du road movie mais sur l’eau) évoque beaucoup de choses, son sujet principal reste tout de même la mémoire et la transmission d’une culture. Au début du film, le vieux Karamakaté ne sait plus préparer les potions et a oublié comment aller dans certains lieux. Etant seul, il ne peut perpétrer la culture. Son peuple a disparu (dans le film, la tribu est fictive, mais qu’importe).  C’est donc une culture entière qui est mise en péril par l’oubli. Le film se termine justement par cette interrogation: combien de peuples ont vu leur culture disparaître à jamais avec eux ? A l’ère du “tout connecté” et du savoir instantané de Google, il est très étrange et fascinant de se dire qu’il y a des choses qui ne sont pas documentées et que de ce fait, nous ne connaîtrons jamais. A la manière d’un explorateur, Ciro Guerra boucle la boucle puisqu’à travers son film, il fait témoignage de son expérience amazonienne, mi-fiction, mi-documentaire, qui aura eu une portée internationale.

L’étreinte du serpent (El abrazo de la serpiente), de Ciro Guerra. 2015. Colombie. Disponible depuis le 3 mai 2016 chez Diaphana.

film réalisé par Theodor Koch-Grünberg en 1911

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