Malgré la nuit, de Philippe Grandrieux

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Et donc, je suis allé voir le dernier Grandrieux, malgré la nuit (c’est le titre) et malgré la distribution (c’est le contexte). À Strasbourg, le film est resté deux semaines à l’affiche, une seule salle, un seul horaire (deuxième partie de soirée). On était quatre ou cinq à s’y tenir au frais. À communier au pied de l’autel de saint Phiphi.

Si vous ne connaissez pas Grandrieux, en un mot, tout le monde ou à peu près s’accorde à dire que c’est un de nos grands réals français. Il œuvre dans un endroit lointain et presque sans oxygène où le cinoche rejoint l’art contemporain. Les médias cools aiment bien l’aimer, c’est la caution chique de notre 7è art national, rachetant par son martyr nos dubosqueries et autres visiteurs 3. Après, faut pas pousser non plus : on veut bien le louer un peu mais on va pas non plus aller jusqu’à regarder ses films…

Sa dernière fiction en date, Un Lac (2008) était une dinguerie visuelle tournée au fin fond d’une Suisse scandinave, avec de l’amour, de la neige et des chevaux haletants. Ensuite, Philippe a chorégraphié Meurtrière, un spectacle de danse / transe dont vous pouvez lire une épatante critique ICI, et co-réalisé un docu sur Masao Adachi, le Japonais fou derrière Quand l’embryon part braconner. Pour son grand retour aux salles obscures, Malgré la nuit nous promet une virée parisienne, du sexe extrême et la quête d’un homme perdu.

L’histoire en une phrase : Lenz, revenu à Paris chercher Madeleine (qui a disparu dans le milieu du porno), rencontre Hélène (qui fraie dans des soirées SM bordeline), et se fait courser par Léna (qui chante la nuit et dont le papa est un mafieux affreux).

Évacuons d’emblée ce qui pêche à mes yeux : Malgré la nuit, dans sa dimension sentimentale et sexuelle, est un film de petit garçon. Tout ce qui me gonfle dans les représentations mainstream y est : le bô héros trop craquant, les femmes passionnées mais soumises, la supermaman superputain, l’esthétisation du viol, le voyeurisme exploité mais en mode j’y touche pas, etc. On peut évidemment faire le même reproche à 95% du cinéma, mais que ça se produise à cet endroit-là, celui où a priori on se bat les steaks des représentations dominantes, ça me fait vraiment chier.
Les relations amoureuses sont mièvres ou, pour le dire plus précisément, romantiques, c’est à dire décorrélées de toute dimension sociohistorique. Les dialogues font étonnamment jeune, ça m’a rappelé le lycée. J’ai eu le plus grand mal à m’attacher aux personnages – la seule relation qui m’a un peu plu est celle, ambiguë, du héros à son pote très beau, gentil méchant, et qui fume du crack.

Cela, à mon avis, ne suffisant pas à balayer l’importance du boulot de Grandrieux ici-et-maintenant. D’autres que moi le disent régulièrement, le boulot de Grandrieux est moins travail d’intrigue fine et de persos subtils qu’une œuvre plastique (des images comme des toiles), charnelle (beaucoup de gros plans) et viscérale (au-dedans des gens, c’est de la bidoche).
Il y a assez de trucs jamais vus, captivants, beaux, blessants, voire traumatisants dans Malgré la nuit pour mériter un chouia plus que l’indifférence polie du monde du lard. Je vous fais pas la liste, vous irez voir ça vous-même, mais pour vous mettre l’eau à la bouche, quelques moments d’épate :
– un montage image-son bargeot dès la scène d’ouverture, dans un silence presque absolu, avec des dialogues chuchotés qui grattent le fond de l’oreille
– un usage de la transparence pour des séquences entières, dont un incroyable monologue de Grand Méchant durant lequel passent devant/derrière de très beaux plans d’écailles de poissons exotiques
– une scène de snuff sombre et froide dans un parking souterrain que je vais avoir du mal à oublier (cannot be unseen)
– un travail sur le flou à ma connaissance unique dans le cinéma qui sort au cinéma, signature de l’auteur depuis le début de sa carrière, et qui gagne en subtilité au fil des métrages : on a des arbres à l’aube qui valent leur poids de Turner.

Voilà : ça dure deux heures et demie, et le temps qui est pris par le film est votre temps, vous tenant confiné dans cette chambre obscure qu’est le cinéma. Malgré la nuit redit ce que ce médium peut vous faire, la façon dont il soumet les esprits aussi bien que les corps. Il rappelle que ce grand divertissement qui est un art est également un seigneur puissant, violent, hypnotique et écrasant. Un maître auquel nous nous soumettons à chaque fois que nous entrons dans une salle ou que nous lançons un divX.
La façon qu’a Grandrieux de faire son boulot, qui nous offre d’apercevoir ce fond-là, est de ce fait bien moins violente que celle de n’importe quel blockbuster olivoudien, dont tout l’art consiste à rendre invisible l’emprise qu’il a sur nous.
#onvoitmieuxqueça

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