Le jeune réalisateur trentenaire Matthieu Bareyre a laissé la parole à des gens plus jeunes encore. Ils n’ont parfois que 18 ans ou un peu plus. Ces personnes rencontrées au hasard dans la rue forment la « jeunesse ». D’après la télé, ce sont des branleurs, des rêveurs, des fêtards et ou des voyous. L’affaire est pliée.
Bien que l’approche soit presque naïve, bien que les personnes abordées ressemblent de prime abord à leur stéréotype, on remarque rapidement qu’ils sont tous dotés d’une extra-lucidité, qu’ils ont peut-être tout compris avant tout le monde. En laissant la parole à ces gens que l’on croit connaître, le réalisateur ouvre une fenêtre sur un univers parallèle. Ces gens, on les a déjà vus à la télé lors des manifestations. Mais la télé sélectionne les témoignages qui l’arrangent, ceux qui vont faire sensation et rendre le débat binaire.
Matthieu Bareyre a pris son temps, trois ans, pour réunir et sélectionner ces entretiens de rue. Chacun répond à des questions un peu vagues : quels sont tes rêves ? Quelles sont tes angoisses ? Et de là, la discussion s’ouvre et s’engage de manière naturelle vers des questions essentielles.
L’époque se déroule de 2015 à 2017 et le contexte est évidemment important. On sort des attentats de Charlie Hebdo, on entre dans « Nuit Debout » et on se dirige vers le quinquennat d’Emmanuel Macron. On baigne donc dans une atmosphère de révolution et même parfois d’insurrection. Tout semble possible.
Le personnage principal, c’est Rose, jeune femme noire qui traîne sur la place de la République et qui pourrait passer pour un candidat de gauche. Sauf que loin de la langue de bois des politiques, elle dit les choses « cash » et sa révolte intérieure déborde pour nous atteindre en plein cœur. On la retrouve plusieurs fois au long du film.
Il y aussi cet étonnant témoignage en voix off d’une jeune femme, étudiante en philosophie et qui dit avoir rejoint les black blocs après avoir pris goût à la violence. Encore une fois, quand on voit les blacks blocs à la télé, on imagine des casseurs brutaux et sans cervelle. Mais ici le discours est posé, la voix douce, et on peut même comprendre les arguments.
Le dispositif est relativement simple (caméra à l’épaule, prise de son), le film était une course d’endurance. Filmer pendant trois ans et réduire la matière à une heure et demi était un défi. Mais au final, tout est concentré. On sent que tout a été saisi, même si c’était du hasard, même si souvent c’est l’émotion qui prime sur la raison. Et alors ? Aussi, le film est tourné uniquement de nuit, ce qui apporte une atmosphère détendue voire sauvage. Les gens se permettent beaucoup plus de choses et évoquent leur intimité avec plus de facilité. Mais cette nuit est aussi un cadre esthétique : le sépia de l’éclairage publique, la fumée des lacrymo, le clignotement des gyrophares.
Découvrir ce film après la pandémie du Covid, la période du confinement et les consignes quotidiennes du gouvernement est un choc. Les inquiétudes, les rêves, les envies de changer le monde, tout a pris un coup sévère. Les libertés individuelles, le renouveau politique, tout cela a été relégué au second rang. Mais tout n’est pas fini. On attend avec impatience L’époque II, le retour !
Entretien avec Matthieu Bareyre
– j’ai vu dans une chronique que le film ne prenait pas partie, mais il est quand même orienté « socialiste », non ?
Je ne vois absolument pas ce que peut vouloir dire « socialiste » appliquée à une œuvre, et je ne tiens pas à le savoir. Je fais mes films avec mes rêves et mes cauchemars. Ils rejoignent parfois ceux des autres.
– Peut-on ou pourra-t-on voir le film sur un support (vod, dvd) ?
Oui, déjà en VOD (iTunes, UniversCiné, etc), et bientôt en DVD (Mutins de Pangée). Mais surtout, à la rentrée 2020, il sera projeté à la Cinémathèque Française. Seule la projection fait exister un film. Le reste, ce sont des aperçus.
– Quels sont tes projets ? Est-ce que tu poursuis dans le documentaire ?
Je poursuis une œuvre, qui prendra tantôt une tournure documentaire, tantôt fictionnelle, en fonction des possibilités que m’offre la vie et la réalité économique de la production française. J’ajuste la forme au sujet. Il n’y a vraiment que dans le cinéma où on demande aux gens s’ils font des fictions ou des documentaires. Imaginons la même question à un peintre, à un écrivain, à un créateur de jeux vidéo…
Les documentaires qui se réduisent à un sujet m’ennuient autant que les fictions qui se réduisent à une histoire scénarisée. Seules les fables me semblent fondamentales. Les fables ou les poèmes.
Dans mon esprit, « Nocturnes » et « L’Époque » relevaient du poème. Ou du rap, mais c’est la même chose « Rythm and Poetry ». C’est ce que m’avait dit un spectateur : « ce film, c’est du rap, du rythme et de la poésie ».
Depuis bientôt un an, je travaille au scénario de « La Vie en Rose », une fiction produite par Annabelle Bouzom, inspirée et co-écrite par la Rose de « L’Époque », nourrie par déjà quatre années de tout ce que nous avons pu faire, vivre et se raconter ensemble. Parallèlement, je travaille beaucoup au théâtre avec ma compagne Marion Siéfert, sur sa prochaine pièce « _jeanne_dark_ ». J’ai adoré collaborer à sa précédente pièce, « Du Sale ! », dont nous avons récemment tiré un film que nous avons monté en 5 jours, juste à la sortie du confinement, d’un coup, comme ça, comme on reprend son souffle.
« La Vie en Rose », comme le projet de Marion, relèvent plutôt de la fable. J’ai très envie de trouver un peu de temps pour lire des mythologies. Dans un pays qui croule sous les chiffres des statistiques et des sociologies télévisuelles, je me sens en manque d’archétypes.
On travaille aussi avec Marion à une tournée américaine de « Du Sale! »/ »L’Époque pour septembre 2021.
– Comment as-tu vécu le confinement ?
J’ai revu les films de Scorsese, notamment « Raging Bull », « Casino », « Les affranchis » et « Le Loup de Wall Street ». Cela m’a beaucoup aidé pour mon prochain film, ainsi que le second film de Jane Campion, « Un Ange à ma table ». Le confinement a ouvert une brèche qui ne s’est pas refermée. J’ai pu commencer à vivre et à percevoir ma vie différemment, davantage reliée à mon corps et à ses limites. Il me semble que depuis mars dernier, j’écoute davantage les signaux qu’il m’envoie. Je me sens encore analphabète, j’ai été élevé, en bon occidental, à nier tout autant l’autre, le corps que la nature. Je me sens de plus en plus calme, je ne cherche plus à courir après le temps. J’essaye de le laisser décider pour moi. Depuis une semaine, y a un vers de ZKR qui n’arrête pas de tourner en rond dans ma tête : « Ça sert à rien de forcer, c’est Dieu qui décide. » Contrairement à ZKR, je ne suis pas musulman, mais j’ai l’impression de le comprendre parfaitement.
– Après cette période de confinement, as-tu revu le film ? Quel nouveau regard peut-on poser sur le film ?
Je n’ai pas revu « L’Époque » depuis plus d’un an et demi. J’ai passé 22 mois en montage, trois années à tourner de nuit. Une fois que le film est terminé, une fois que je décide qu’il est projetable, je n’ai plus besoin de le voir. En revanche, j’aimerais que le maximum de jeunes le voient.
Je revois mes amis, beaucoup Soall et Rose, mais mes films, jamais. Je voudrais que d’autres images viennent remplacer celles que j’ai déjà faites. J’ai envie aussi de travailler davantage en équipe, rencontrer des personnes qui vont me surprendre et m’emmener ailleurs. Je suis en recherche d’actrices et d’acteurs, de vraies rencontres. « Le modèle, disait Matisse, c’est le foyer de mon énergie. »