Sur un ton monotone, Frank Beauvais égrène les événements de fin 2015 à 2016, une époque marquée par les attentats terroristes de Paris puis par un tournant autoritaire. Agé de quarante-cinq ans, alors qu’il vient de se séparer de son compagnon, Frank est obligé de vivre en ermite dans un petit village isolé d’Alsace. Il se gave alors de films, voyant quatre ou cinq oeuvres par jour.

Sur le fond, le réalisateur évoque la solitude forcée et profonde, qui va le mener à la dépression et presque au suicide. Par manque de moyens, il ne peut quitter son logement. Avant, il vivait à Paris. C’est dire le précipice qui sépare les deux environnements. Il profite de ce temps hors du temps pour parler de sa vie : son père avec qui il a coupé les ponts et qui est à l’opposé de ses valeurs. Le monologue vire alors au pamphlet politique : Frank est contre les traditions, contre le consumérisme et la capitalisme, contre la religion. Tout ce qu’il abhorre est présent dans le petit village et dans les actualités. Plus qu’une plainte, le récit est un constat d’une lucidité froide.
Sur la forme, le réalisateur a compilé une somme incroyable d’images de films. Chaque plan illustre le propos mais pas forcément au sens littéral. Une sorte de magie opère et l’on a l’impression de voir un poème cinématographique. L’oeil est parfois plus rapide que la voix ou inversement. On comprend alors le sentiment avant l’explication ou inversement. Tout est très fluide et malgré le ton monotone de la voix-off, il y a quelque chose de beau et fascinant. Il n’y a pas de bruit, pas de musique, seulement cette voix monocorde. Cela pourrait paraître austère et désespéré mais c’est avant tout une connexion directe à l’intimité d’une personne.
Les images sont souvent brèves, juste le temps d’imprimer la rétine, mais Frank Beauvais a choisi beaucoup de passages choc et à moins d’être un cinéphile émérite, on se demande de quels films sortent ces plans : une tête de poulet sur un crochet, un oisillon dans une cuillière, un collage d’yeux, un cafard sur une chaise électrique. La plupart des oeuvres date d’avant les années 90. Le zapping devient hypnotique. Le curieux attendra le générique avec l’impressionnante liste de films.
Le montage mériterait donc une palme. Les images et le propos sont parfaitement complémentaires. On a l’impression que les plans ont été tournés pour accompagner le texte. Imaginer que l’auteur a extrait quelques secondes de centaines de films pour illustrer chaque phrase donne le vertige.
Si Frank Beauvais évoque sa vie à la campagne, ses relations avec son père ou ses rencontres avec ses amis, il fait aussi sa chronique d’une époque particulière. Après novembre 2015 et les attentats dans les cafés parisien et le Bataclan, l’état d’urgence donne un coup de canif dans la démocratie et les libertés. Entre temps, le gouvernement tente de faire passer la « loi travail » en limitant les manifestations. Cependant, le mouvement « nuit debout » s’élève en résistance. Tout cela est suivi à distance par l’auteur qui retrouve malgré tout des conséquences très locales comme le retour d’un patriotisme nauséabond.
Le film prend une autre dimension lorsque l’auteur s’interroge sur ses motivations à faire le film que l’on est en train de regarder. A juste titre, il se demande s’il ne s’agit pas d’un mécanisme mental qui permettrait de justifier son enfermement et son obsession pour les films. La réponse se trouve dans l’esprit de chaque spectateur. J’y vois un écho à ma propre cinéphilie et j’y retrouve les mêmes interrogations. Le cinéma peut être un moyen de vivre une vie exaltante et sublime par procuration. Le réalisateur n’apporte pas de réponse.
On pourrait penser que Ne croyez surtout pas que je hurle est un film délétère voire mortifère. Mais son existence même prouve qu’il s’agit d’une oeuvre cathartique. Avec le soutien d’amis, il permet à l’auteur de remonter le puits sans fond. S’il n’y avait eu aucun espoir, il n’y aurait pas eu de film. Le récit se termine par un nouveau départ et un retour à la vie.
Ne croyez surtout pas que je hurle est édité en coffret 2 dvd par Capricci. On y trouve le film (2019), un entretien avec le réalisteur et le monteur ainsi que l’intégralité des courts-métrages de Frank Beauvais.
