IN THEIR SKIN de Jeremy Power Regimbal (Pifff 2012)

Le home invasion movie ( formule désignant ces histoires d’intrusions domestiques) est un archétype du film d’angoisse qui ne date pas d’hier.
On se souviendra notamment de Seule dans la nuit efficace thriller des sixties, aux accents Hitchcockien, qui mettait en difficulté une Audrey Hepburn atteinte de cécité face à des ravisseurs particulièrement sournois.
Cependant c’est avec Les chiens de pailles de Peckinpah et surtout Funny Games d’Haneke (peut-être le modèle le plus outrageant à ce jour), que la thématique fut radicalisée au point de déborder sur le film de genre, en ajoutant au principe d’effraction celui de l’agression sauvage et de la séquestration, relayées par des scènes de viol ou de torture particulièrement éprouvantes.
C’est précisément dans cette lignée que s’inscrit le premier long métrage du canadien Jeremy Power Regimbal , prenant pour cadre une opulente maison secondaire noyée dans un bois aux contours indéfinissables.
Un lieu isolé, volontairement choisi par ses propriétaires comme le dernier bastion d’un foyer au bord du gouffre.
Les Hughes, Mark, Mary et leur fils Brandon , décident en effet d’y faire escale pour tenter de retrouver l’apaisement et se reconstruire psychologiquement, lourdement affectés par la mort accidentelle de la fille cadette de la famille.
Dans ce contexte particulièrement tendu, débarquent inopinément des prétendus voisins pour le moins énigmatiques, à la courtoisie singulière, et qui vont très vite se montrer un peu trop envahissants, au point de chercher à littéralement forcer l’intimité du ménage.
Chassés avec une rude politesse par leurs hôtes au cour d’un repas de bienvenue aux dérives particulièrement tordues, ils reviendront bien vite par la petite porte se faire un place avec force et fracas.D’autant que l’intention des tortionnaires en question n’est pas tant de chercher à riposter que de prendre tout simplement la place de la famille Hughes.
Si le canevas peut sembler de prime abord très classique, ce surprenant premier film a l’audace de vouloir le faire évoluer de manière substantielle en en détournant quelques-un de ses codes fondateurs.

 

 

 

 

Sur la forme tout d’abord, le réalisateur choisit de ne pas limiter son cadre au seul huis-clos, confinant généralement victimes et agresseurs au sein d’un même espace restreint, mais profite au contraire d’un format cinemascope enveloppant et glissant pour étendre la menace à tout son environnement.
Ainsi, les longs traveling intérieurs et les plans savamment dosés sur l’opaque forêt qui entoure la demeure, sont d’abord sollicités pour créer un décorum étouffant, propice à un danger lattant.Un décor inquiétant parachevé par une photographie blafarde, aux tonalités rubigineuses.
Par la suite, lorsque le conflit éclate entre les deux familles, l’intrigue s’oriente un temps vers un jeu de chat et de souris insidieux, rythmé par des attaques brusques faisant forcément échos aux films de sièges, et distillant une peur sourde; la mise en scène pointilleuse révélant alors un subtil sens du cadrage, ainsi qu’une excellente gestion des artifices visuels et sonores.
Dans le fond le film prend également ses distances avec le home invasion traditionnel, en l’étayant d’une parabole sur l’adversité mais surtout d’une analyse judicieuse sur le principe d’identité.
En présentant la famille d’assaillants comme un double maléfiques de la première (en pleine reconstruction), Regimbal donne évidemment à son histoire une impulsion cathartique.
Cette lutte physique vers une reconquête de l’unité familiale trace le chemin de croix nécessaire vers une possible rédemption; le doppelgänger, symbole de cette vie déréglée, incarnant la douleur à digérer pour espérer retrouver les perspectives d’une destinée assainie (encaisser le pire pour enfin rebondir, selon le fameux credo thérapeutique).
Heureusement, l’effet miroir ne s’arrête pas à cette simple réflexion, ni à d’astucieux tours de passe-passe (à cet égard, la scène ou Brandon est bordé par l’ombre de parents fantomatiques est proprement terrifiante), mais désosse dans le même temps les instables mécanismes comportementaux : le refoulement, la bienséance, la frustration et le désir, et bien sûr la recherche d’ascendant sur autrui.
Une approche viscérale qui donne lieu à des scènes d’une grande acuité comme celle présentant les enfants des deux familles réunis autour d’un jeu vidéo, l’aspect ludique dérivant rapidement vers la volonté d’affirmer sa domination.
Dans ce même esprit de critique sociologique, le réalisateur multiplie les clins d’œil cyniques au spectateur, brossant des situations de malaise très réalistes s’inspirant du quotidien; la scène du repas notamment, et ses échanges parasites, laisse s’installer des blancs à la tension palpable (évoquant les meilleurs instants d’Harry, un ami qui vous veut du bien).La théâtralisation des séquences et une bonne dose d’humour noir distillé dans la plupart des dialogues, assaisonnent également l’ensemble d’une impudence jouissive (‘Cela a du vous rendre fou’, lance, sans en saisir la portée ironique, l’un des personnages au bourreau, lorsque ce dernier revient sur le récit de son enfance).
Alors bien sûr, tout n’est pas parfait dans ce thriller qui, dans sa structure, repasse fatalement par les balises du genre.Sa construction en crescendo, et ses aspects référentiels non contrôlés (lire l’interview qui suit), prouvent que l’émancipation des codes ne se fait que dans les limites restreintes d’un schéma type, très largement exploité par le passé.
Ainsi, bien que le jeu des acteurs soit plutôt juste, ils n’échappent pas à la caricature imposée par les rôles : ici, le couple disposé au sacrifice pour sauver leur enfant; là, la complice victime manipulée par son mentor; sans oublier le démoniaque Bob, cliché du lunatique schizophrène, empruntant autant au Norman Bates de Psychose qu’au Jack Torrance de Shining.
On pourra également reprocher un certain manque de hardiesse dans les scènes charnières (la violence y est souvent tenue en laisse) et notamment dans un final un peu trop téléphoné, pas franchement à la hauteur du propos.
Mais en l’état, et pour un premier long, cet honnête suspense rural remplit largement son contrat, bien plus en tout cas que le très surestimé The Strangers, buzz de l’année 2008, dont on ne se rappelle plus grand chose, mise à part sa lenteur insupportable et sa violence injustifiée.Tout le contraire de ce home invasion inventif, diablement écrit et habilement rythmé, dont l’ambition première restera peut-être synthétisée par l’une des punchlines de son bad guy : ‘Let’s have a little fun !’.

INTERVIEW CINETRANGE : JEREMY POWER REGIMBAL (Réalisateur)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En 2002, pour vanter le principe de confiance de la nation canadienne dans son documentaire Bowling for Columbine, le trublion Michael Moore s’invitait dans quelques foyers de l’Ontario sans frapper, constatant avec surprise que les portes restent là-bas sans loquet.Pas certain qu’elles le restent très longtemps cependant, après le passage sur les écrans de l’oppressant premier film de leur compatriote Jeremy Power Regimbal.Un type éminemment sympathique et disponible (un canadien quoi) que nous avons eu l’occasion de croiser dans les couloirs du Pifff.
Interview à huis-clos et sans malaise.

Pourquoi avoir modifié le titre original de votre film (Duplica) pour In their skins, plus parlant mais de fait moins énigmatique ?

Duplica a longtemps été un titre de travail, depuis l’étape du scénario en fait, et jusqu’à ce qu’on en arrive à la phase d’élaboration du casting.
Le principal retour que l’on avait en évoquant ce possible titre autour de nous est qu’il sonnait plus comme un titre de science-fiction; on voulait éviter que le film soit injustement perçu sous cette étiquette, donc on a finalement opté pour un titre plus linéaire.
C’est toujours un exercice difficile de choisir un titre; il faut rester suffisamment intriguant mais en même temps ne pas induire le public en erreur.

L’histoire a été scénarisée par Joshua Close, votre acteur principal, est-ce lui qui est venu vers vous pour vous demander de le mettre en scène ? Avez-vous retravaillé ensembles certains aspects du scénario ?

En fait, nous nous sommes impliqués à trois sur  l’écriture du script.L’idée principale est venue de Josh, mais Justin, le frère de Josh, qui est aussi l’un de mes plus proches collaborateurs et amis, y a apporté d’autres éléments, par dessus lesquels j’ai moi-même apporté certaines idées.
Nous voulions initialement faire un thriller qui nous ferait connaitre tout les trois sur la scène internationale, dans cette optique nous avons décidé de partir en road trip ensembles de manière à travailler de façon très rapprochée sur un scénario avec une vraie mécanique.
A chaque étape du projet, notre trio a vraiment été impliqué.Je suis crédité en tant que réalisateur, mais même dans les choix de mise en scène, les idées étaient la résultante d’un travail collectif.
Cependant, je ne voudrais pas en disant cela enlever un quelconque crédit au super travail de scénariste de Josh; la pluspart des dialogues et des idées de fond sont venues de lui.

Pour votre premier film, vous bénéficiez d’une actrice de renom, Selma Blair, était-ce votre choix initial pour le rôle de Mary ?

Elle fut effectivement l’une des premières personnes que l’on a approché pour le cast; c’est en fait une très bonne amie à moi qui partageait l’affiche avec elle dans une pièce à New-York qui nous a mis en relation.Je lui ai soumis le script, qu’elle a lu et qui l’a beaucoup enthousiasmée; de retour à Los Angeles, elle a ensuite rencontré Josh qui était basé là-bas, ce qui a facilité les choses.Oui, clairement, elle a été une locomotive dont tout a découlé pour la mise en place concrète du projet.

Tourner votre film au Canada, était-ce quelque-chose auquel vous teniez ? Comment avez-vous choisi le lieu de l’intrigue ?

Je suis canadien d’origine, et notre gouvernement est très participatif lorsque des projets cinématographiques se montent sur le territoire, il s’implique notamment financièrement, c’était donc la raison principale.Et puis nous avons trouvé ce lieu, presque par hasard, qui nous est apparu parfait pour le développement de l’intrigue; de plus il n’est pas géographiquement marqué comme peuvent l’être certains lieux de tournage.On ne sait pas nécessairement où l’histoire est supposée se dérouler, c’est précisément ce genre d’endroit que l’on recherchait.

On comprend vite que ce ‘home invasion’ est en fait un prétexte pour aborder le difficile problème de l’acception du deuil; pourquoi avoir choisi cet angle d’approche ?

Il nous a semblé évident dès le début que nous ne voulions pas nous orienter vers un schéma de film d’horreur classique, où le sang coule sans raison; ce que nous voulions, c’est faire émerger une histoire éprouvante autour du choc relationnel qui peut découler de cette terrible perte, qui est sans doute l’une des expériences les plus traumatisantes qui puisse être endurée.

La lecture sociologique sur l’identité (avec cette opposition entre la sphère privée et le comportement en groupe ) a t-elle conditionné l’écriture des dialogues ?

Oui, bien sûr; mais plus encore, c’est l’idée que ce passé sombre conditionne le comportement de la famille Hughes que nous voulions faire ressortir.Le fait que le couple intériorise son drame, et tente de se comporter normalement sans jamais y parvenir.La douleur remontant constamment à la surface.

Il y a beaucoup d’humour dans les dialogues justement, mais qui n’enlève rien à la noirceur du film; comment avez-vous géré ce difficile équilibre ?

C’est intéressant ce que tu dis, car quand on lit le script, on se rend compte qu’il a une tonalité bien différente de ce qu’on voit au final à l’écran.L’humour est apparu seulement à une étape bien avancée du film, notamment avec l’ajout spontané de répliques par les acteurs, donnant parfois lieu à des petites frictions de plateau (rires).
Il arrivait à James (ndlr : James d’Arcy, acteur endossant le rôle de Bobby, le machiavélique schizophrène ) de prendre des libertés avec le texte, et Josh le recadrait en disant : ”Arrête ça !”, parfois on laissait faire car ça ajoutait un vrai plus aux répliques.
On essayait de respecter un certain seuil de tolérance, car l’apport spontané des acteurs peut clairement servir le scénario, mais on essayait avant tout de ne pas laisser trop l’humour s’immiscer, car la tension et les enjeux de l’histoire auraient pu rapidement s’effondrer.

Il y a une vraie réflexion autour du rapport de l’enfance face à la violence, qui s’exprime parfois à l’écran de manière très visuelle; comment avez-vous abordé et géré cela avec vos jeunes acteurs ?

C’est amusant, parce qu’on a auditionné pas mal de gamins pour les deux rôles en question, et les deux qu’on a finalement choisi avaient déjà énormément travaillé par le passé.
On pensait devoir être très alerte et très prudent vis à vis d’eux, surtout avec certains aspects de notre scénario; on parlait beaucoup avec les parents avant les scènes, mais ils nous rétorquaient : ‘C’est bon, ils ont l’habitude’.
J’étais inquiet avec celà, surtout pour les scènes où ils devaient manipuler des armes; il y a notamment cette scène où l’un des deux positionne un couteau juste sous la gorge de l’autre, j’avais les parents juste derrière mes épaules, et je n’étais pas très rassuré en tournant (rires).Mais, c’est quand même très préparé en amont; pour cette scéne notamment, qui s’appuit sur deux plans chocs, les gamins préparaient la scène pendant cinquante minutes : ‘je dois me positionner comme ça ?’.
J’ai vraiment eu de la chance, les enfants connaissaient leur boulot, et les parents étaient vraiment conciliants.

Même si la violence de votre film est avant tout psychologique, vous allez parfois sur des terrains glissants (je pense notamment à l’amorce de la scène de viol); avez-vous eu des problèmes avec la censure ?

Non, peut-être aussi parce que je me suis auto-censuré sur cette scène, n’étant pas disposé à la tourner de manière trop explicite.
A la base, c’est une scène détournée; on voit le couple Hughes faire l’amour, une séquence que j’ai filmé en plans resserrés, puis la caméra recule et l’on comprend qu’ils sont exposés au voyeurisme de l’autre famille.Ce qui dans un sens constitue déjà une certaine forme de viol.
Ensuite, pour la véritable scène de viol, j’ai choisi de laisser le personnage de Bob habillé pour ne pas la rendre trop graphique; la seule chose que je voulais en retirer c’était ça, une amorce de l’acte.

Votre film rappelle beaucoup, dans l’esprit, les thrillers des années 90 qui visaient l’éclatement de la famille (Le bon fils, La main sur le berceau); était-ce une volonté de votre part ?

Ce sont des films qu’on a effectivement vu par le passé, et qui dans une certaine mesure nous ont probablement influencés inconsciemment.
Mais nous n’avons pas pris de référence particulière en élaborant notre scénario; il y a des réalisateurs qui glissent dans leur film des hommages aux films qu’ils ont aimé, ou qui reprennent même certaines formules.J’ai apprécié les films que tu cites, et qui sont très bons, mais je n’ai pas spécialement cherché à les rappeler dans cette histoire.

Pourtant, il y a clairement un côté référentiel dans votre film, vous citez même indirectement Seven et Psychose; j’ai même cru voir un hommage au Christine de John Carpenter dans la scène d’intro, n’était-ce pas le cas ?

Oui, le clin d’oeil à Seven est effectivement une référence visuelle que j’ai jugé bon de placer, là encore, à une étape avancée du scénario.La fin dans le film est sensiblement différente de celle qui figurait dans le scènario original, on a beaucoup repensé cette scène, notamment avec James, et l’idée est venue ainsi.
Pour la séquence d’introduction, c’est en fait un clip de Radiohead qui m’a inspiré (ndlr : après recherche, Karma Police de Jonathan Glazer); un clip que j’aime beaucoup pour son ambiance singulière.Pour introduire l’histoire, je voulais clairement quelque chose de cet ordre, à la fois mystérieux et inquiétant; on se pose tout de suite un panel de questions : ‘ que se passe t’il, qui est au volant de la voiture, qui est la victime ?’.
Je voulais débuter le film avec cette notion de peur inexpliquée.

Remerciements à Blanche-Aurore Duault pour la mise en place de cette interview,
ainsi qu’à Alexandra Medeville pour l’aide à la traduction.

 

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