Evolution, de Lucile Hadzihalilovic

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Nicolas (Max Brebant) et le bouillon primordial

Le mot « Évolution » nous promet un processus. L’abstraction d’un truc grandiose passant de l’amibe à la civilisation. Le conceptuel apathique d’un mot en « tion ». Au pire incompréhensible et excitant, au mieux excitant parce qu’incompréhensible. On s’attend aussi peut-être à du vertige, façon « Cette baleine était une loutre et vice-versa ». Il y a du Solaris et de L’Île du Docteur Moreau dans cette attente feutrée. Un insecte qui gratte sous la peau du généticien.

Voilà.

Voilà ce que nous promet ce terme, une fois palpé par les mains et l’œil de Lucile Hadzihalilovic.

Alors quand, après le générique buñuelesque du festival bruxellois Offscreen – qui nous invite à la cécité joyeuse et édentée d’une veuve de 14 – 18 – Lucille Hadzihalilovic en personne nous enjoint au voyage, on s’affaisse (on a des égards pour la rangée de derrière) et on plonge.

 

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Plouf

En réalité, puisqu’il s’agit d’un processus, on est plongé.

Déjà.

Dans les fonds marins.

On est happé par une nappe sonore, tantôt en adéquation, tantôt en contrepoint avec la lumière – diffuse ou aveuglante, au gré des plans – de la surface. La nappe cède la place, fluide, à une musique en tension perpétuelle avec l’onde. Vibrations contre vibrations.

On ne peut pas se tromper : on se trouve au début des temps, dans une apparente lenteur qui ne nous ménage pas. La contemplation nous est refusée. Nos repères sont brouillés. Le cadre change. La douceur pourrait être là – des années de documentaires marins gnangnan pourraient nous brouiller l’esprit – mais ces images naturalistes parlent bien d’intranquillité.

Et puis l’être humain apparaît, maladroit. Un primate pataugeant à contre-jour.

Passé l’agacement provoqué par l’irruption maladroite, dans ce bouillon aussi inquiétant que gracile, on est malgré soi touché par le fragile, le gauche de cet être-là : un enfant barbote. On nous a fait franchir de force toutes les phases précédentes de l’évolution, celles qu’on a derrière le dos. Les images nous scotchaient au Précambrien, CLAC, on est à l’âge de hominidés.

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Bon, à la fois, le programme de Offscreen nous montre un gamin dans l’eau. On ne peut pas râler : on nous avait prévenus.

Et reCLAC, un cadavre !

Vous savez, un noyé assassiné. En moins rigolo que la chanson de Philippe Clay. Plutôt façon scène de la pêche aux anguilles dans Le Tambour de Schlöndorff, scène à laquelle je n’ai pu m’empêcher de penser pendant tout le film.

Et puis on passe en surface, avec l’enfant terrifié par la vue du cadavre et de la créature cruciale collée dessus pour le boulotter (je vous laisse tout de même du suspense).

Le souffle nous revient (si, si, juste avant, on se surprend à gonfler ses joues), mais on est tourmenté par quelque chose de neuf et de tumultueux : la vie à la surface. Le fracas des vagues sur la dentelle coupante du basalte noir, le vent qui hurle. Un grondement d’orage / de volcan / d’usine perpétuel qui sera comme un acouphène pendant tout le film.

Et c’est la fin.

De l’introduction.

Pourquoi je vous raconte tout ça ? Parce que c’est brillant !

C’est brillant dans le sens où toute l’histoire – car il y en a bien une, voire plusieurs, sans compter les nombreuses branches qui en jaillissent et qu’on ne suit pas, formant par capillarité un hors champ assez démentiel de densité, comme le cinéma se mouille rarement (hé, hé) d’en créer – toute l’histoire, disais-je, se répète (je fais exprès de dire « se répète », même si ça se passe avant) ou en tout cas se fœtusse dans cette longue introduction.

Ce n’est donc pas une exposition, mais un résumé.

Lorsque le drame se déroule – le véritable drame, tel que prévu par une narration de 90 précieuses minutes, chacune ciselée à la perfection et menant à la suivante avec l’évidence d’une séquence d’ADN – une étrange familiarité nous étaie la colonne vertébrale. Une familiarité faite de ténèbres et de lumière. Celle que procurent les contes, les mythes et l’assurance de notre propre mort : NOUS AVONS DÉJÀ VÉCU CELA.

Au-delà de cette impression de déjà-vu, cette valeur d’exploration en spirale portée par l’intro, puis le reste du film, puis, en prolongement, l’impression de l’avoir déjà vécu et d’être amené à le revivre, l’horreur est campée dès la première seconde.

Avec maîtrise et tripes.

J’ai dit que l’intro n’était pas une exposition, c’est partiellement faux.

Le contraste diorama splendide // garçonnet gris morbide est d’une efficacité aberrante. On a immédiatement peur pour le gamin nageur, paumé dans cet univers faussement bénéfique, vraiment terrifiant. Il n’est pas à sa place Il n’a qu’une toute petite peau toute fine. Zéro tentacule. TOUT – et en particulier son slip de bain rouge, qui deviendra son tee-shirt rouge, tâche de sang coagulée dans le bleu de l’eau puis le noir, blanc et beige de la surface – le désigne comme une singularité.

Et on ne sait pas encore si c’est bien ou pas.

À ce stade, on a déjà régressé à la case « petit chaperon », et on ne la quittera que très très tard. Mais où sommes-nous, au fait?

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C’est un mois en « r ». C’est bon, pour les moules, non ?

Une grande partie de l’obscure magie d’Évolution s’extrait du lieu. Violemment incarné, comme le souvenir d’une tempête au Cap de Bonne-Espérance, un cauchemar fait l’été et qu’on aurait peint de mémoire avec une palette très riche et pourtant réduite à trois dominantes : le noir, le blanc, le bleu, et une teinte singulière : le rouge.

Là, dans ce décor aux motifs simples et répétitifs de jeu vidéo old school dont on n’explorerait sempiternellement qu’un niveau (une grève basaltique, des maisons de pêcheurs blanchies au torchis, un bâtiment médical de plain-pied, clinique comme une piscine abandonnée) évolue un microcosme humain bien rangé : des femmes et des enfants. Caucasiens. Faussement identiques. D’une gravité n’excluant ni amour, ni sérénité. Chacun est à sa place, joue un rôle simple, voire simpliste, dans un drame dont on peine à voir le fil rouge.

« L’anthropologie, c’est mettre en circulation des objets inquiétants » disait Jean Rouch. On se trouve à cet endroit-là du cinéma. Où l’observation confine à l’inquiétude de voir se dérouler ce qu’on ne comprend pas consciemment, mais que des millénaires de mémoire collective nous permet d’appréhender. Évolution propose cette dissociation-là, ce « WTF » troublé par un « mais oui bien sûr » profond comme un sabre dans la gorge.

La juxtaposition d’éléments inquiétants dans leur incohérence (Caucasiens indigènes d’une île méditerranéenne ; Femmes et enfants sans homme adulte ; Noyé assassiné dont on nie l’existence) génère du récit. On échafaude immédiatement plusieurs scénarios alternatifs (Lebensborn, Borgs aquatiques, Petite Sirène unseelie, intelligence en essaim, Brigadoon post-apocalyptique – sans le tartan et les cornemuses pénibles, je vous rassure…), mais on oublie très vite d’en choisir un, tant l’exercice est futile face à ce qui se trame.

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Bon, il est où, ce dahu ?

Et qu’est-ce qui se trame ?

Alors voilà, j’aimerais beaucoup faire l’inventaire de tout ce qui m’a fait tripper dans Évolution, mais à la fois j’ai TRÈS envie que vous alliez tous le voir.

Procédons par désordre et méthode.

Outre les motifs narratifs fantastiques QUI DÉFONCENT (Lovecraft, Alien, Dark Water, Riget… j’en passe et des meilleurs, le tout emboucané par un anatomiste flamand eugéniste qui aurait fait son noviciat au Carmel), la photo splendide et les acteurs formidables, j’ai aimé  :

  • La mer, le cosmos comme un Léviathan
  • La rumeur des espaces vides (le travail sonore en général)
  • Les plans très longs, mais qui semblent toujours s’arrêter un chouïa « trop » tôt.
  • Le refus d’utiliser le flou, pourtant si pratique dans l’épouvante (à l’exception d’une scène particulière, constituant paradoxalement une révélation)
  • Les symboles : parcimonieux, appuyés, assumés, fignolés.

Si vous me laissez ici, merci d’avoir lu cette chronique et COUREZ VOIR ÉVOLUTION !

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  • Le faux happy end, conduisant à une réalité malade.
  • Les détails générateurs de hors champs : les dessins du gamin ; la vidéo d’apprentissage de césarienne.
  • Les personnages, fins et complexes comme un mythe grec (les mythes d’origine, pas les archétypes maigrichons qu’on en garde souvent). Ainsi, pour ne citer qu’elle, Stella (Roxane Duran) est à la fois psychopompe et soignante, petite sirène et méduse antédiluvienne. Sagesse et tourmente.
  • Le basculement du paradigme de l’enfantement. La pression qui s’exerce sur le corps des femmes dans une société patriarcale lambda est renversée. Ici, elle est exercée par des femmes (plus grandes) sur le corps de jeunes garçons (plus petits). Cette pression n’exclue ni la tendresse, ni la pitié, mais elle est inéluctable.
  • Ce substrat social rend l’argument fantastique à la fois viscéral et beaucoup plus subtil que celui du vampire, de la mante religieuse et autres topos du « parasite dominateur ».
  • L’angoisse repose en partie seulement sur l’enfermement (l’île est isolée du monde). Pour le reste, le personnage n’essaie pas de s’échapper, mais de comprendre. Là non plus, aucune barrière ne l’empêche de percer le secret. Les portes sont ouvertes. Il n’a qu’à les ouvrir. C’est beaucoup plus habile qu’une simple interdiction à la Barberousse, si fréquente dans les films d’horreur. Beaucoup plus inquiétant… et salvateur. Il suffit de sortir de la caverne, tout ça, tout ça…

Si vous êtes parvenus jusqu’ici, merci d’avoir lu cette chronique et COUREZ REVOIR ÉVOLUTION !

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